Les débats parlementaires concernant le très austéritaire projet de loi de finances (PLF) 2025 ont particulièrement intéressé, et à vrai dire inquiété les mondes associatif et philanthropique. Cette inquiétude a, par exemple, était suscitée par l’amendement Lefur, adopté à deux voix près, visant à exclure des bénéficiaires potentiels de dons déductibles les associations, comme L214, qui s’introduisent de manière illicite chez les éleveurs pour dénoncer le mauvais traitement des animaux.
Une fois n’est pas coutume, l’examen des différents motifs d’exclusion montre à quel point l’amendement a un potentiel qui dépasse son objet de départ pour viser l’ensemble des pratiques de lanceur d’alerte et de désobéissance civile. L’instauration du Contrat d’engagement républicain (CER) par le biais de la loi Séparatisme de 2021 avait déjà donné l’exemple d’un instrument dirigé initialement sur un enjeu précis, en l’occurrence la lutte contre les dérives sectaires et religieuses, mais qui a depuis été utilisé plus généralement pour couper les subventions aux associations dont les positions sont critiques, sinon s’opposent aux pouvoirs politiques et économiques, notamment dans le domaine environnemental.
Derrière les petites cibles, il devient de plus en plus évident que ce qui est en ligne de mire, ce n’est ni plus ni moins que la possibilité d’une critique citoyenne. Pour ceux et celles qui ont encore besoin de s’en convaincre, ils et elles pourront se référer à la décision de la présidente de la région Pays de la Loire de couper près des trois quarts des subventions au monde culturel en s’appuyant sur l’idée qu’il serait « le monopole d’associations très politisées, qui vivent de l’argent public ».
Libertés associatives menacées : sauver les contre-pouvoirs citoyens
La prise de conscience collective a mis du temps. L’électrochoc électoral de l’été dernier a beaucoup aidé. Aujourd’hui, associations et fondations, mais aussi expert·es et chercheur·ses se mettent en branle pour prendre à bras-le-corps ce danger traité sous l’angle des menaces pesant sur les libertés associatives et, derrière, sur les droits humains et la démocratie. La métaphore de la réduction de l’espace civique se répand aussi, avec l’idée, qui est pour le coup moins souvent explicitée tant elle est sidérante, que l’horizon est bel et bien la disparition de la citoyenneté.
La prise de conscience a commencé avant la dissolution, à force de voir émerger toujours plus de dispositifs liberticides, répressifs et de neutralisation de la critique mis en place par un pouvoir élu au nom du barrage à l’extrême-droite. Demain, si cette dernière arrivait au pouvoir, elle disposerait d’ores et déjà, grâce à ce pouvoir, de tout l’arsenal légal et coercitif nécessaire pour imposer ses vues en bâillonnant et détruisant les contre-pouvoirs, notamment par le musellement juridique, par la répression judiciaire, mais aussi largement par l’asphyxie financière.
C’est que les contre-pouvoirs, et plus précisément la vocation des associations et autres organismes à but non lucratif à jouer un rôle de critique citoyenne ont été déjà largement neutralisés par les gouvernements précédents, depuis des décennies, en s’appuyant sur les financements. La tendance à l’instrumentalisation et, par voie de conséquence, à la dépolitisation de l’action civique par les financements publics n’est néanmoins pas un phénomène typiquement français. Elle s’observe partout, est devenue une dimension centrale du développement de l’État dans la période contemporaine – en 1990, la géographe américaine Jennifer Wolch parlait déjà de « shadow state » pour décrire cette intégration des associations dans l’appareil d’État outre-atlantique [1].
On peut rire jaune de voir une partie de la gauche donner l’impression de se réveiller en sursaut en contemplant cette réalité à laquelle elle a contribué autant que ses adversaires lorsqu’elle était au pouvoir, au niveau national comme dans les collectivités locales. Le contexte actuel a, il est vrai, l’avantage d’obliger l’ensemble des acteurs et actrices animés par la défense de la dignité humaine à sortir du déni ou de l’évitement du politique. Face au fascisme qui vient, au gouvernement par le rejet de l’autre, à la persistance de la culture du viol et à la négation de l’humanité de certains groupes sociaux, les associations, les fondations, les partis politiques, les syndicats ou l’ESS ne peuvent plus croire que leur action puisse rester apolitique, à distance des conflits sociaux qui traversent notre société. On ne peut plus aspirer à l’universalité sans prendre position. Nier son rôle politique, c’est soutenir – par omission – la dynamique dominante, et laisser s’effondrer le projet démocratique.
Les sens de la subvention publique
L’argent public est un terrain de luttes. Luttes pour ses usages, luttes pour le sens qu’on lui donne. Grâce aux mobilisations sociales des XIXe et XXe siècles, il a pu devenir un instrument de redistribution, de justice sociale. Mais ce logiciel de la redistribution est aujourd’hui en plein reflux au profit d’une logique marchande et autoritaire. C’est déjà le cas en ce qui concerne les prestations individuelles : l’assurance-chômage, qui ne cesse d’être rognée, conditionnée et par là changée en une faveur alors qu’elle est, doit-on le rappeler, d’abord une assurance financée par les cotisations salariales ; le RSA, ce revenu minimal d’assistance qui est de plus en plus manié comme un instrument pour sermonner les pauvres, les rendre responsables de leurs propres difficultés et les contraindre au travail gratuit... Mais ce phénomène de dénaturation s’applique aussi à la subvention publique.
Depuis les Trente glorieuses, la subvention a été l’instrument privilégié de développement de l’action associative en partenariat avec les pouvoirs publics dans des domaines tels que la lutte contre la pauvreté et l’exclusion, la culture, la participation citoyenne, l’environnement, les droits humains, etc. Les associations sont alors devenues les intermédiaires d’une certaine forme de redistribution des richesses socialisées par le biais des taxes et des impôts. En même temps, la redéfinition marchande et autoritaire de la subvention a commencé relativement tôt et de manière insidieuse à travers l’instauration, puis la généralisation d’un ensemble de dispositifs austéritaires et managériaux[2], au premier rang desquels on compte le sacro-saint appel à projet qui a permis de construire un système universel d’auto-contrainte – ce que Michel Foucault nomme une « gouvernementalité ».
Face aux coupes budgétaires et à la remise en question chronique de leurs financements, les militant·es associatifs encore sur les rails, qu’ils et elles soient des « vieux de la vieille » ou des successeur·ses, mais aussi tous les nouveaux entrant·es dans le monde de l’action civique qui comprennent qu’il est nécessaire d’opposer aux institutions devenues irresponsables un contre-pouvoir, cherchent à se battre pour conserver les subventions. « C’est notre argent », disent-ils et elles, et « nous réalisons des missions de service public ».
Mais la tension est d’ores et déjà contenue dans l’argument : dans quelle mesure garantir le débat public et construire des contre-pouvoirs forts doivent-ils être reconnus comme des missions de service public ? Qui définit le service public ? On peut certes raisonnablement penser qu’il est désirable, pour qu’un régime démocratique vive, qu’il assure l’existence de contre-pouvoirs. Mais n’est-il pas, à l’inverse, logique que les forces politiques au pouvoir se servent des subventions pour renforcer leurs positions, a fortiori lorsqu’elles sont opposées au projet démocratique ?
Derrière la question des financements, la bataille pour le temps
Il faut l’admettre : la bataille des subventions est aujourd’hui largement en défaveur des forces démocratiques. Sans abandonner le front des subventions, nous devons aussi trouver d’autres manières de les financer. Et revenir, du même coup, aux fondamentaux : pourquoi a-t-on besoin d’argent pour développer l’action civique ? Dans notre monde capitaliste, l’argent permet de se procurer les moyens de la subsistance. Ce faisant, il permet de se libérer de la nécessité, et donc d’accéder à une autre ressource socialement mal distribuée : le temps. Le temps de se battre pour ce qu’on pense être juste. Le temps aussi de lutter contre ce qu’on juge être des menaces. La réduction de l’espace civique dont nous faisons l’expérience est aussi le résultat d’une inégalité en matière de temps dont disposent les différents groupes sociaux pour défendre leurs intérêts et leurs visions du monde. Une démocratie vivante a besoin que tous les groupes sociaux puissent participer au débat public, qu’ils en aient le temps.
À notre époque, le problème est que certains groupes sociaux sont marginalisés, si bien que ces groupes voient, comme le montre Nicolas Duvoux, leur « avenir confisqué »[3]. Avec ces groupes, ce sont des causes, notamment liées à leur avenir, qui se retrouvent ostracisées. On pense bien sûr aux initiatives dans les quartiers populaires ou portées par certaines minorités, notamment ethnoraciales ou religieuses, qui n’ont jamais été soutenues que ponctuellement par le financement public, et savent aujourd’hui pertinemment qu’elles n’ont rien à attendre de la puissance publique, qui n’agit envers elle, la plupart du temps, que dans le sens de la répression ou de la neutralisation. Mais on pensera aussi à un ensemble de plus en plus large de domaines d’action, de l’environnement aux droits humains en passant par le droit au logement, la cause animale, la solidarité internationale ou encore la défense des droits des étranger·es, qui se retrouvent disqualifiés et écartés du périmètre du finançable, que ce soit pour leurs positions ou pour leurs modes d’action – les travaux de l’Observatoire des libertés associatives rendent bien compte de la diversité des domaines de cette « citoyenneté réprimée ».
Or, ce sont ces groupes sociaux et ces causes qui, en n’ayant pas les moyens d’exister, manquent à un espace civique démocratique, c’est-à-dire qui permette à tous les intérêts et conflits sociaux de s’exprimer équitablement. Là encore, dans l’optique que l’on ne peut plus fuir le politique, car celui-ci ne cesse de nous rattraper toujours et pour nous faire plus mal : si la xénophobie et l’autoritarisme coercitif tendent à s’imposer, menaçant jusqu’à la possibilité même de l’État de droit et de la démocratie, il faut leur opposer des forces antagonistes, ouvertement anti-racistes, et plus généralement de défense de la dignité et de l’intégrité des groupes sociaux qui se retrouvent lésés ou montrés du doigt. Et financer ces forces civiques.
Dans les assemblées générales, les conseils d’administration ou autres réunions associatives, on dit souvent que l’argent est « le nerf de la guerre », sans qu’on sache vraiment de quelle guerre il s’agit. En réalité, le sujet de l’argent, des financements, est largement tabou parce qu’il renvoie à toutes les compromissions passées et, quelque part, à une faiblesse difficilement avouable, bien que largement humaine, face au monde capitaliste et à l’État. Dans le monde actuel, le pouvoir, à la fois matériel et symbolique, de l’argent est central. On peut aspirer, à terme, à amoindrir ce pouvoir, voire à le faire disparaître. Mais, à l’heure actuelle, cela ne doit pas nous détourner, dans une optique stratégique, de la nécessité de prendre en compte l’argent, de s’en servir – au moins temporairement – pour nourrir des mouvements citoyens forts, capables de défendre la démocratie.
Des financements pour renforcer les capacités citoyennes
Pour cela, il ne faut pas non plus « manger à tous les râteliers », mais trouver des manières de « bien financer » les associations, en domestiquant au mieux l’argent afin de neutraliser ses effets délétères. Là encore, rappelons à quel point la puissance publique a abîmé notre conception de l’action associative, en l’entourant de méfiance, d’une suspicion que la subvention publique, comme le RSA ou autres allocations, courrait le risque d’être une « trappe d’inactivité » si elle n’était pas assortie d’un dispositif strict de contrôle.
En face du modèle des entreprises lucratives, les associations auraient tendance à ne pas être efficaces et rentables, et se devraient de le devenir pour mériter l’argent public. Cette méfiance, disons-le clairement, a largement contribué à casser le lien entre l’État et la société et, par extension, la confiance des citoyen·nes envers l’État. Dans le contexte actuel, les associations, mais aussi les organismes philanthropiques et les collectivités qui se soucient encore de sauver la démocratie, doivent prendre acte de la grande toxicité de la logique de projet et de ses instruments de prédilection : l’appel à projet, les procédures contractuelles, l’évaluation, etc.
À l’inverse, l’objectif doit être de financer pour renforcer les capacités des associations représentatives des groupes sociaux et causes ostracisés, de soutenir la consolidation de leur pouvoir d’agir – ce que Erik Olin Wright nomme le « social empowerment »[4]. Renforcer leurs capacités, ce que les anglophones désignent, eux, par l’expression de « capacity-building », c’est précisément leur permettre de gagner du temps pour mettre ce temps au service de la défense de ce que nous sommes en train de perdre : l’environnement et la biodiversité, les droits humains et la démocratie, la redistribution et la paix sociale ; mais aussi de ce que nous pourrions gagner, comme l’inclusion sociale large et la fin de la pauvreté.
Le temps, c’est d’abord le temps de mobiliser, de créer du lien avec les personnes issues de ces groupes sociaux exclus, de les organiser en leur donnant, en définitive, les moyens de s’auto-organiser, de former leurs propres leaders et de mener des campagnes pour faire valoir leurs intérêts et visions du monde – dans ce cadre, les techniques du « community organizing », qui soulèvent un intérêt croissant depuis les années 2010, pourront continuer de nous inspirer. Mais c’est aussi le temps de penser à d’autres possibles, de réfléchir ensemble à ce qu’on veut pour l’avenir, aux alternatives possibles et aux stratégies de lutte pour y accéder. Un des résultats les plus secrets de l’instrumentalisation des associations est l’évaporation, sinon l’aliénation de leur capacité d’imagination politique. Il faut donc trouver des manières de stimuler de nouveau cette créativité citoyenne pour lutter contre l’enfermement dans la résignation.
Outre le temps, l’argent permet ainsi de légitimer ces initiatives, à la fois aux yeux du grand public, mais aussi à ceux de leurs protagonistes, c’est-à-dire de leur donner la capacité morale de résister aux intimidations, incitations et disqualifications provenant des institutions, des médias ou des forces illibérales. Qu’on le veuille ou non, l’argent est source de légitimité. Plus les militant·es et leurs sympathisant·es seront soutenus par de l’argent, plus ils et elles seront renforcés dans leurs convictions que ce pour quoi ils et elles se battent est juste.
Le rôle que la philanthropie est appelée à jouer
L’exemple des États-Unis est à cet égard très éclairant. Depuis les années 1990, et de manière accélérée ces dernières années, une frange de plus en plus large de la philanthropie a évolué d’une approche libérale mainstream ayant souvent conduit à neutraliser politiquement les mouvements sociaux en les professionnalisant, à un soutien croissant et devenu massif aux organisations militantes de quartier et aux luttes radicales. Et ce soutien ne concerne pas seulement des fondations « de niche », mais aussi certaines parmi les plus dotées. À Los Angeles, la fondation The California Endowment, dotée de 4,3 milliards de fonds propres, assume par exemple de financer des « bons fauteurs de trouble » (good troublemakers). À l’heure du retour de Trump, les organisations financées par ces fondations ont les moyens d’opposer une résistance en maintenant des revendications fortes, sinon de véritables doctrines de libération comme l’abolitionnisme.
En France, le secteur philanthropique s’est certes beaucoup développé ces dernières décennies, bien qu’il reste sans commune mesure avec ce qui existe aux États-Unis. Il n’en est pas moins appelé à jouer un rôle clé dans la réalisation ou non d’un scénario alternatif à l’effondrement annoncé, alors qu’une part du secteur s’investit déjà activement dans sa réalisation. De la même manière que la Heritage Foundation a porté la construction du « Project 2025 » de transformation autocratique des institutions américaines pendant la campagne présidentielle, nous avons appris cet été le lancement par la bien mal nommée « Fondation pour le bien commun » du milliardaire Pierre-Édouard Stérin du projet « Périclès » visant à promouvoir les idées « civilisationnelles » de l’extrême-droite et ses victoires électorales.
Dans le contexte des élections anticipées, de la forte montée du vote RN et de la multiplication des attaques contre les libertés associatives, il faut que les fondations libérales, qui défendent la démocratie, acceptent, comme certaines en montrent la voie, que leur action ne peut plus ne pas être politique – si tant est qu’elle pourrait l’être dans l’absolu. Ce faisant, certaines orientations s’imposent : financer les associations et initiatives de base, portées par des groupes sociaux marginalisés ou défendant des causes ostracisées ; les financer sur le long terme, en dehors d’une logique de projet et dans une optique de renforcer leurs capacités afin de les ériger en contre-pouvoirs ; au lieu de leur prescrire des orientations stratégiques et des indicateurs d’évaluation, embrasser une approche de trust-based philanthropy, en développant les mécanismes à travers lesquels ce seront les organisations de base et les groupes sociaux qu’elles représentent qui pourront formuler leurs besoins, leurs idées et les moyens de les réaliser et d’en rendre compte.
Par des mécanismes participatifs, par le partage des usages et du sens qui doivent être donnés à leurs donations, les philanthropes reconnaîtront que leur argent devient, en quelques sortes, de l’argent public. Au lieu de prendre la forme d’investissements qui in fine serviront leurs intérêts particuliers comme c’est souvent le cas, notamment dans ce qu’on nomme la « venture philanthropy » [5], leurs dons entreront dans une logique de socialisation et de redistribution des richesses qui, en l’occurrence, échappe à la mainmise de l’État. Après tout, par la déduction d’impôts, les donations peuvent être conçues comme un levier pour forcer l’État à soutenir financièrement des actions que les gouvernements, travaillés par les calculs électoraux et cyniques, voudraient exclure du périmètre de la bonne citoyenneté. L’amendement Lefur illustre certes que les forces conservatrices pensent déjà aux manières de neutraliser l’activation d’un tel levier pour les forces démocratiques, mais il reste encore de la marge pour rappeler que les droits et libertés sont au-dessus des rapports de force politiques.
Investir la philanthropie, c’est donc revenir sur l’idée, très présente dans les milieux militants, d’un argent sale qui viendrait dévoyer leur action. Le don n’est pas forcément l’inverse de la subvention, surtout eu égard à ce que cette dernière est devenue. Oui, il est sans doute, le plus souvent, un instrument au service du réenchantement du capitalisme et de la colonisation de l’action civique. Mais il peut aussi être un espace, aujourd’hui incontournable, de réappropriation collective des richesses et de projection d’un autre monde possible [6]. Pour cela, il est important que les citoyen·nes – et j’utilise ici volontairement une formule large – investissent la philanthropie, entrent en relation avec les fondations, revendiquent une place dans leur fonctionnement. Une part des fondations françaises, qu’elles soient petites ou comptent parmi les plus importantes, sont aujourd’hui ouvertes à une telle rencontre, mais il faut que la demande sociale soit au rendez-vous.
Un autre défi concerne l’ampleur des deniers à mettre sur la table. À l’heure actuelle, les fondations pro-démocratie mettent en garde face à la multiplicité des demandes qu’elles reçoivent de la part d’associations aux abois, de plus en plus nombreuses : leurs fonds sont limités et ne peuvent satisfaire l’ensemble des besoins. Le front de la philanthropie est donc aussi celui d’un élargissement des sources de financement. Un chemin possible est d’aller vers les fortunes du pays qui ne sont pas habitées par cette idéologie du recul, de la haine et de la condescendance, qui veulent défendre l’État de droit et la justice sociale, ou encore lutter contre les discriminations de race, de genre, de sexualité, ou même de handicap. Et les inviter à participer à cet effort commun en leur offrant des infrastructures solides et créatives pour accueillir leurs dons.
Réapproprions-nous nos associations et, par là, notre citoyenneté !
Nous gagnerions aussi à être créatifs dans l’invention de nouvelles formes de « philanthropie de masse » [7], et plus généralement d’auto-financement, qui pourront, par exemple, s’appuyer sur des fonds de dotation ou des mécanismes de crowdfunding permettant de donner du pouvoir aux petits dons. Au plus proche des citoyen·nes ordinaires qui souhaitent s’engager pour empêcher une minorité d’irresponsables de nous emmener dans le gouffre, il est aussi primordial de réhabiliter l’acte d’adhérer et, par là, de cotiser auprès des associations. Nous ne maitrisons souvent pas ce que nous soutenons à travers nos dépenses. Mais l’argent permet aussi parfois de signifier que certaines choses nous tiennent à cœur et que l’on souhaite, non seulement les soutenir, mais aussi, en quelques sortes, se les approprier. Cela vaut aussi pour nos associations. À travers l’austérité et les dispositifs managériaux, la subvention est devenue un vecteur de dépossession. Il nous faut nous réapproprier nos associations ! Pour cela, brisons le tabou de l’argent qui existe en interne. Dans nos activités les plus ordinaires, il convient de partager les enjeux d’argent, en discuter largement, notamment avec les publics les plus éloignés, les moins « compétents » : tant qu’ils ne les comprennent pas et ne s’en saisissent pas, un chaînon crucial du processus citoyen restera manquant.
Bien sûr, il ne s’agit aucunement d’abandonner le combat pour la subvention et, je dirais même, pour la redéfinition d’une subvention démocratique – ce que réaffirme aujourd’hui avec force le Conseil économique, social, environnemental (CESE) à travers un avis récent. Mais ce combat passera nécessairement par une phase de renforcement des capacités citoyennes, au plus proche des territoires et des groupes dominés ou exclus. En partant d’un quadrillage d’initiatives citoyennes, il sera possible d’envisager l’organisation de coalitions larges portant des activités de plaidoyer et visant à changer l’action publique. On se donnera alors les moyens de passer du capacity-building au power-building, et par là d’envisager, à terme, un renforcement des forces démocratiques, y compris aux niveaux électoral et institutionnel. D’ores et déjà, il faut d’ailleurs engager le dialogue avec certains gouvernements locaux qui, notamment dans certaines communes, comprennent que leurs propres combats politiques ont besoin, pour voir le jour, de passer par un renforcement des contre-pouvoirs citoyens. Les débats sur la démocratie d’interpellation, voire pour la démocratie directe, sont un chemin possible pour avancer en ce sens, comme nous l’avons vu lors de rencontres ayant récemment eu lieu à Villeurbanne.
Le contexte actuel est peu reluisant. On ne sait plus où trouver l’enthousiasme, et une projection vers l’avenir. Assaillis de toutes parts, nous avons tendance à nous réfugier dans des postures défensives. Or, nous avons encore les ressources pour développer une pensée stratégique de la riposte démocratique et des alliances nécessaires pour la réaliser. Avec, au centre de l’attention, les manières de mobiliser de l’argent, et de le domestiquer, c’est-à-dire de résister aux compromissions auxquelles il conduit souvent. Non, nous ne trouverons pas le salut par le seul bénévolat, surtout à un moment où la précarité progresse, où les retraites sont mises à mal et où le bénévolat est en voie d’être instrumentalisé pour satisfaire aux 15 à 20 heures d’activités devenues obligatoires en contrepartie du RSA. En fait, nous ne pourrons nous passer de poser la question du financement des luttes que lorsque nous nous serons libérés des impératifs de la nécessité, à travers des dispositifs tels que le revenu universel, la sécurité sociale de l’alimentation, la compensation du handicap ou encore l’extension du domaine du logement social. En attendant, l’argent est nécessaire pour nourrir et consolider une infrastructure citoyenne propice à défendre l’existence même du débat démocratique et, à terme, à rendre possible la réalisation de ces « utopies réelles »[18].
[1] Wolch (J. R.), The shadow state: government and voluntary sector in transition, New York, Foundation Center, 1990.
[2] Voir le premier rapport de l’Observatoire citoyen de la marchandisation des associations porté par le Collectif des associations citoyennes (CAC) : https://observatoire.associations-citoyennes.net/?RapPorts
[3] Duvoux (N.), L’avenir confisqué: inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine, Paris, Presses Universitaires de France, 2023.
[4] Wright (E. O.), Utopies réelles, Paris, France, la Découverte, 2020.
[5] Depecker (T.), Déplaude (M.-O.), Larchet (N.), « La philanthropie comme investissement: Contribution à l’étude des stratégies de reproduction et de légitimation des élites économiques », Politix, 121 (1), 2018.
[6] Nicolas Duvoux et Sylvain Lefèvre, 2023, Philanthropie et démocratie : enjeux et perspectives pour les fondations au XXIe siècle, Rapport pour l'Observatoire de la philanthropie de la Fondation de france : https://www.fondationdefrance.org/fr/philanthropie-et-societe/philanthropie-et-democratie-quels-enjeux-et-perspectives-pour-les-fondations
[7] Zunz (O.), La philanthropie en Amérique: argent privé, affaires d’État, Paris, Fayard, 2012.
[8] Wright (E. O.), Utopies réelles, cité plus haut.