Thomas Chevallier

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Billet de blog 19 juin 2023

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Politiser les subventions aux associations ? Derrière les affaires, la bataille culturelle

L’affaire du Fonds Marianne ; les déclarations de Gérald Darmanin et Élisabeth Borne sur la Ligue des Droits de l’homme ; la demande de retrait des subventions à Alternatiba… tous ces événements conduisent vers un même questionnement sur le sens politique de la subvention : celle-ci est-elle nécessairement une forme de soutien politique, que ce soit des pouvoirs publics envers les associations ou vice versa ?

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’affaire du Fonds Marianne ; les déclarations de Gérald Darmanin et Élisabeth Borne sur la Ligue des Droits de l’homme suite aux événements de Sainte-Soline ; la demande faite par le préfet de la Vienne à la ville de Poitiers et au Grand Poitiers de retirer leurs subventions à Alternatiba pour l’organisation d’un atelier de formation à la désobéissance civile… tous ces événements conduisent vers un même questionnement sur le sens politique de la subvention : celle-ci est-elle nécessairement une forme de soutien politique, que ce soit des pouvoirs publics envers les associations ou vice versa ?

À cette question, les réponses d’aujourd’hui ne sont pas les mêmes qu’il y a trente ans, ou même avant l’arrivée au pouvoir de La République En Marche (LREM).

Depuis les premières lois de décentralisation au début des années 1980, l’État et les collectivités s’appuient massivement sur les associations pour développer leurs politiques publiques dans les territoires. La subvention a été l’outil principal de cette participation à l’action publique. La manière de faire sens politiquement des subventions a alors oscillé entre plusieurs modèles. Celui du clientélisme partisan correspond à un soutien politique (et plus spécifiquement électoral) affiché, évident ou connu. C’était notamment le modèle de grandes fédérations associatives comme Leo Lagrange, créée par Pierre Mauroy, qui a connu plusieurs affaires de mésusage des fonds publics, notamment à Lyon[1].

Hérité du « vieux monde », ce modèle est progressivement devenu illégitime au même moment où les modes de financement des partis politiques ont été régulés par la loi.

De leur côté, tandis qu’une partie des organisations associatives assumaient de développer une activité professionnalisée à distance des clivages politiques, un autre ensemble d’associations s’inséraient quant à elles dans la participation à l’action publique à travers des postures militantes mais extrapartisanes.

Pour ces associations, liées à certains élu·es de la dite « Nouvelle gauche », il fallait défendre l’idée que la vitalité démocratique dépend de l’existence de contre-pouvoirs et que la critique nourrit la capacité des pouvoirs publics à innover et à renforcer le lien social. La subvention est donc non seulement devenue un outil pour développer les politiques publiques, mais aussi un moyen de faire vivre le débat démocratique, de légitimer le pluralisme et de développer la force d’opposition et d’initiative de la société civile. Cette conception démocratique, sinon « agonistique » de la subvention s’est largement diffusée au sein du monde associatif français – on peut même dire que le développement de ce dernier s’est en partie fondée sur elle.

Toutefois, par l’essor à partir des années 1990 des principes du management public, notamment ceux de contractualisation et d’évaluation, combiné à la généralisation des politiques austéritaires dans les années 2000, les associations n’ont cessées d’être confrontées à ce que d’aucun·es pourraient nommer le « côté obscur » de la subvention. En mettant les professionnel·les associatifs en situation de dépendance, elle ouvre en grand la fenêtre à l’instrumentalisation de leur travail par les pouvoirs publics. Si ces derniers parlent souvent de « partenariat » pour mettre en scène une relation d’égal à égal, celle-ci prend en fait souvent la forme d’une délégation. Alors que cette question a nourri de nombreux travaux aux États-Unis depuis les années 1980[2], les sciences sociales françaises n’ont que récemment commencer à véritablement documenter les manières dont les financements publics et les dispositifs sur lesquels ils s’adossent sont des vecteurs centraux de limitation, non seulement de l’autonomie des associations, mais aussi de leur capacité critique[3].

Par rapport aux marchés publics, la subvention est initialement censée garantir l’autonomie des associations en étant conçue comme une forme de soutien unilatéral des pouvoirs publics envers les associations, et qui concerne leur projet global. Pourtant, incitées par l’Europe et l’État, l’instauration et la généralisation d’un instrument clé, l’appel à projets, ont, selon la juriste Brigitte Clavagnier, « brouillé la notion de subvention »[4] en l’associant à celle de contractualisation.

Ces processus ont poussé les pouvoirs publics et le monde associatif à chercher à clarifier la spécificité de la subvention tout en formalisant ces évolutions. Parmi les initiatives, on peut notamment citer la loi relative à l’économie sociale et solidaire de 2014, la circulaire Valls de 2015 ainsi que la publication en 2016 d’un « Guide d’usage de la subvention ».

Par ces textes, la subvention est distinguée du marché public par deux principes : l’action financée ne doit pas concerner une prestation individualisée ; surtout, elle doit avoir été initiée par l’association. L’appel à projets ne serait qu’un outil de « recueil des initiatives » pouvant donner des orientations mais ne devant pas stipuler d’objectifs, encore moins chiffrés. En fait, ces dispositions sont surtout venues institutionnaliser le flou, d’autant que la circulaire Valls instaure aussi l’établissement obligatoire d’une convention entre le financeur et l’association pour des montants supérieurs à 23 000 euros. Comme certains élu·es et agent·es le reconnaissent eux et elles-mêmes aujourd’hui, la subvention est devenue un outil pour déguiser juridiquement une délégation de service public.

Là où l’équation se complique, c’est que l’instrumentalisation a aussi des effets sur la capacité des associations à participer au débat démocratique.

Dans les travaux de sciences sociales, on a pendant longtemps parlé de « dépolitisation » pour mettre l’accent sur la prise de distance des associations vis-à-vis de postures conflictuelles, critiques, revendicatives. Au fur et à mesure des années, à force d’être confrontées aux mesures de contrôle et d’instrumentalisation, même les tenant·es de la conception agonistique de la subvention ont eu tendance à s’installer dans une rhétorique plus consensuelle : on parle beaucoup moins de « militantisme », et plus souvent d’« interpellation ».

Dans la charte d’engagements réciproques établie et signée entre l’État, le Mouvement associatif et les collectivités territoriales en 2014, l’un des premiers points stipule ainsi : « L’État et les collectivités territoriales reconnaissent aux associations une fonction d’interpellation indispensable au fonctionnement de la démocratie ». Sous la présidence de François Hollande, il semble donc que la majorité ait plutôt cherché à continuer d’alimenter une vision enchantée, consensuelle, harmonieuse du partenariat entre associations et pouvoirs publics.

Mais depuis l’arrivée au pouvoir de LREM, il semble que les masques soient en train de tomber.

En tout cas, l’État et les collectivités jouent de moins en moins le jeu du soutien au débat démocratique et aux contre-pouvoirs. Ainsi, on découvre que la dépolitisation des associations par les subventions n’était qu’un trompe-l’œil qui cachait une mise au pas par le pouvoir, ayant pendant longtemps servi à inscrire les associations dans un projet néolibéral, et prenant aujourd’hui une orientation plus franchement autoritaire voire même, dans certains cas, raciste.

D’un côté, on a des élu·es et responsables institutionnels qui coupent, ou cherchent à couper les subventions des associations critiquant leur action. Un des outils principaux de cette répression politique des associations est la loi contre les séparatismes avec son Contrat d’engagement républicain. Si ces outils ont été justifiés par la lutte contre ce que la frange conservatrice de la société tend à nommer les « communautarismes » religieux, on a rapidement vu leur usage s’étendre à la répression des mobilisations environnementales, notamment.

À l’inverse, d’autres élu·es et responsables institutionnels favorisent l’obtention de subventions à des associations qui les soutiennent. On pense par exemple au soutien par la droite des associations de chasseur·ses, dans les Hauts-de-France de Xavier Bertrand ou l’Auvergne-Rhônes-Alpes de Laurent Wauquiez. Mais la meilleure illustration de ce favoritisme politique est aujourd’hui fournie par l’affaire du Fonds Marianne.

Ce fonds a été mis en place après l’assassinat du professeur Samuel Paty afin de lutter contre le séparatisme. À l’époque, c’est Marlène Schiappa qui l’administre en tant que ministre déléguée à la Citoyenneté dans le cadre du Comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation (CIPDR). Depuis les enquêtes de Mediapart et de l’Inspection générale de l’administration (IGA) ainsi que les auditions réalisées par la commission d’enquête sénatoriale, on sait que la création de ce fonds a été conçue par la ministre comme une occasion de favoriser ses propres positionnements politiques, et plus généralement celui de son camp. Mohamed Sifaoui, un journaliste dont on peut dire qu’il fait carrière sur l’idée d’une lutte contre « l’islamogauchisme », a été étroitement associé à la création du fonds.

Par les différentes révélations, on sait maintenant qu’il a été en contact avec Marlène Schiappa et son cabinet avant le lancement de l’appel à projets, que le projet qu’il a présenté avec l’Union des sociétés d’éducation physique et de préparation militaire (USEPPM), qui ne contenait que sept phrases, a reçu la subvention la plus importante (355 000 euros), et qu’il était en même temps rémunéré en tant que consultant par le ministère de l’intérieur auprès du CIPDR. En ce qui concerne la deuxième subvention la plus haute, elle a été allouée à Reconstruire le commun, une association qui a produit des contenus, notamment vidéo, pendant la campagne présidentielle dans lesquels les candidat·es d’opposition à Emmanuel Macron étaient systématiquement critiqués.

Cette affaire est d’ailleurs un concentré des dérives actuelles puisqu’au clientélisme nouvelle génération s’ajoute la répression à travers l’intervention de Marlène Schiappa, à l’époque ministre déléguée à la Citoyenneté, pour empêcher l’allocation d’une subvention à SOS Racisme.

Après les déclarations de son ancien directeur de cabinet devant la commission d’enquête sénatoriale, il est clair que cette intervention était venue sanctionner, alors que les agent·es avaient validé en amont un montant de 100 000 euros, certaines critiques émises notamment par Dominique Sopo, le président de l’association, envers la politique du gouvernement[5]. Le fait que Marlène Schiappa soit actuellement secrétaire d’État en charge de l’ESS et la vie associative est donc tout un symbole.

Face à ces nouvelles formes d’usage politique des subventions, un ensemble d’associations, de chercheur·ses et même d’élu·es se rassemblent autour de l’idée de défense des « libertés associatives »[6]. Ce faisant, ils et elles tentent de faire survivre la conception démocratique, mais lui donne en même temps un sens renouvelé : derrière les libertés associatives, c’est le pluralisme lui-même qui est menacé.

L’argent est un outil puissant dans ce que le théoricien et militant italien Antonio Gramsci a appelé la bataille pour l’hégémonie culturelle : on le voyait jusqu’ici dans les médias[7], on le voit maintenant dans le monde associatif.

Thomas Chevallier

[1] https://www.liberation.fr/societe/2006/01/06/leo-lagrange-rattrape-gerard-collomb_25543/

[2] Voir notamment : S. Smith et M. Lipsky, Nonprofits for hire : the welfare state in the age of contracting, Cambridge: Harvard University Press, 1994.

[3] Voir : L. Prouteau et V. Tchernonog, « Évolutions et transformations des financements publics des associations », Revue française d’administration publique, 163 (3), 2017, p. 531‑42 : URL ; T. Chevallier, « Financements publics et limitation de l’autonomie des associations dans les quartiers populaires. Une démarche exploratoire par ethnographie budgétaire auprès de deux associations à Lille », Sociologie, 13 (4), 2022, p. 439-459 : URL.

[4] B. Clavagnier, « Qu’est-ce qu’une subvention ? », in : V. Tchernonog et L. Prouteau (dir.), Le paysage associatif français : mesures et évolutions, Paris : Juris éditions, 2013, p. 152‑53.

[5] https://www.mediapart.fr/journal/france/070623/fonds-marianne-schiappa-personnellement-sucre-100-000-euros-de-subvention-sos-racisme

[6] Voir les travaux de l’Observatoire des libertés associatives. Voir aussi : Quel monde associatif demain ? Mouvements citoyens et démocratie, Toulouse : Érès éditions, 2021 : URL. Voir la vidéo du colloque sur les libertés associatives organisé au Sénat.

[7] S. Halimi, Les nouveaux chiens de garde, Paris : Raisons d’agir, 2022.

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