Faut-il continuer à penser la retraite comme une revanche sur un travail nécessairement pénible et aliéné ? Peut-on défendre les retraites sans repenser le travail ? La conception capitaliste du travail comme pure souffrance imprègne les représentations sociales y compris à gauche. Dans « Prenons le pouvoir sur nos retraites » (La Dispute, 2023), Bernard Friot montre pourquoi c’est une impasse. Avec le brio qu’on lui connaît, il attaque la religion capitaliste de la « valeur-travail » : du fait de l’aliénation dans le travail subordonné– où les salarié·es n’ont aucun pouvoir sur comment et pour quoi elles ou ils travaillent - « le travail c’est un mauvais moment à passer pour gagner le pain et les jeux : mauvais moment, donc source de mérite » (p. 83).
La négation du travail concret par le travail abstrait, seul adéquat à la valorisation du capital, oblige à « travailler contre sa déontologie » et provoque la « souffrance au travail »[1]. Pour Friot, « plus que la contrainte ou la pénibilité, c’est cette absence d’objet propre (je dirais plutôt de sens, TC) pour ceux qui l’exercent qui caractérise le travail dans le capitalisme » (p. 80). Il faudrait historiciser cette affirmation, à la lumière des recherches montrant comment le management financiarisé propre au capitalisme contemporain pousse plus loin que jamais l’abstraction du travail et organise l’étouffement du travail vivant par le travail mort. Il faudrait surtout la nuancer, car le travail vivant, l'ingéniosité et la sensibilité humaines, chevillées au corps et à l'âme des personnes qui travaillent, restent incontournables pour la réussite de la production: c'est le "déjà-là" - pour reprendre un des termes favoris de Friot - de liberté qui s'enracine au coeur de l'activité de travail. Mais il y a sans doute accord entre nous sur le diagnostic selon lequel le sens du travail est aujourd’hui un enjeu politique décisif [2].
C’est pourquoi sortir de cette religion capitaliste de la « valeur travail », où il faut se résigner à souffrir jusqu'à la retraite salvatrice, suppose de « passer de la fierté de gagner sa vie à la fierté de décider du travail » (p. 84). L’enjeu est d’engager « le remplacement de la valeur capitaliste, indifférente à l’utilité sociale de la production et de ce fait porteuse d’une véritable folie tant anthropologique qu’écologique, par la valeur communiste, au service de cette utilité sociale »[3] (p. 71).
Bonne nouvelle : alors qu’il n’accordait, il y a encore quelques années, que peu d’attention à la question du travail réel, Bernard Friot renoue avec l’aspiration libertaire/autogestionnaire à l’émancipation dans le travail : « qu’est-ce que le travail communiste ? Il ne se réduit pas à l’acte concret de production. Il inclut la délibération et la décision sur ce qui est produit, sur son inscription dans l’international, sur la répartition territoriale des entreprises, sur les méthodes de production, sur la constitution et la vie démocratique des collectifs de travail… C’est pour rendre possible ces temps de travail que sont les temps de la délibération et de la formation pour qu’elle soit éclairée, qu’il faut réduire le temps directement consacré aux tâches productives » (p. 65).
Cette idée d’une réduction du temps de travail qui permettrait de dégager du temps pour la délibération politique sur le travail, rejoint notre proposition de « réduction du temps de travail subordonné » - qui devrait à notre sens s’accompagner de l’élection de délégué·es de proximité, en charge d’organiser cette délibération et d’en porter le résultat aux directions, avec l’obligation pour celles-ci d’y répondre explicitement. Si on ajoute à cela un droit d’opposition des élu·es à toute réorganisation du travail potentiellement délétère pour la santé humaine ou environnementale, on pourrait ouvrir une perspective réelle de réappropriation du travail par les premier·es concerné·es, nécessaire tant pour la santé des actifs et actives que pour la bifurcation écologique. Car on ne sortira de la folie consumériste qu’en redonnant un vrai sens au travail.
Mais plutôt que d’approfondir cette piste, Bernard Friot met en avant une proposition insolite : une loi sur la retraite à 50 ans qui permettrait aux retraité·es, muni·es de leur salaire à vie et protégé·es par la loi de tout licenciement, d’aller assurer l’auto-organisation du travail dans les entreprises ou les administrations qu’ils souhaiteraient[4] : « leur présence sur les lieux centraux du travail contribuera à la sortie des travailleurs du règne de la marchandise, pour une action collective déterminée de conquête de la souveraineté sur le travail concret ».
Curieuse idée de déléguer aux salarié·es âgé·es le soin d’émanciper les autres. Sans compter qu’il n’est pas certain que les retraité·es aspirent massivement à revenir ou à rester dans les usines, les entrepôts, les bureaux ou sur les chantiers pour y mener un travail qui, fût-il « communiste », demeurera empreint de pénibilité et d’obligations. Car le travail, s’il n'est pas que pénible, l’est aussi… Les sciences du travail - l’ergonomie, l’ergologie ou la psychodynamique du travail - ont montré sa nature ambivalente. Il peut être une source de plaisir et de liberté, quand l’organisation permet au travail vivant de s’affirmer et à la coopération de s'épanouir. Mais du fait de la résistance du réel, le travail est d’abord un effort, voire une souffrance. Il reste marqué par l'empreinte de la nécessité.
Aujourd’hui la plupart des spécialistes du travail - ergonomes, psychologues ou médecins du travail - et nombre de syndicalistes, conscients des impasses du management par le chiffre, proposent ou expérimentent d’ouvrir des espaces de discussion sur le travail afin de faire émerger les attentes et les propositions des salarié·es pour favoriser le déploiement de l’intelligence individuelle et collective du travail vivant. Certains espèrent voir s’affirmer ainsi un « dialogue professionnel » policé, qui compléterait le « dialogue social » entre partenaires respectueux de l’ordre productif capitaliste. L’enjeu est au contraire de donner à cette proposition un caractère subversif de contestation du monopole capitaliste sur l’organisation du travail, en construisant des contre-pouvoirs enracinés dans les collectifs de travail au plus près du travail réel. Bernard Friot a raison de dire qu’à la différence de la lutte pour un meilleur partage de la valeur, celle pour la reconquête du pouvoir sur le travail concret est une lutte de classe antagonique qui met en question le capitalisme. Reste au mouvement social à élaborer une stratégie crédible pour s’y engager.
[1] Friot préfère d’ailleurs parler de « trouble dans le travail » pour éviter la « médicalisation naturalisatrice d’une violence capitaliste qui elle, reste masquée » (p. 82).
[2] Voir l’ouvrage que j’ai coécrit avec Coralie Perez, Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire, Le Seuil, 2022.
[3] On peut s’interroger sur la tentative de réhabilitation du mot de « communisme » en tentant de le débarrasser de ses connotations historiques autoritaires et productivistes. Il faut néanmoins reconnaitre qu’aucun des autres termes (écosocialisme, convivialisme, délibéralisme, communalisme…) visant à désigner un projet global d’émancipation ne s’est imposé à ce stade.
[4] Peut-être faut-il y voir une conséquence de la thèse qu’il défend avec opiniâtreté depuis bien longtemps, concernant le caractère économiquement productif du travail des retraités, quelles que soient leurs activités concrètes. Jean-Marie Harribey a maintes fois rappelé que n’est doté d’une valeur économique que le travail soumis à une procédure de validation sociale (par le marché ou la décision politique), et que le caractère véritablement libre de l’activité des retraités l’excluait de ce champ économique. Un retraité qui cultive son jardin ou qui travaille comme bénévole dans une association produit indiscutablement de la richesse mais pas de la valeur économique, fût-elle communiste.