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Billet de blog 14 mars 2024

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Être muselé dans son travail pousse à voter Bardella

L’impossibilité de s’exprimer sur son travail, sur les difficultés qu’on y rencontre et les solutions qu’on pourrait proposer, favorise clairement le vote pour l’extrême-droite (Le Pen en 2017 ou Bardella en 2019). C’est l’un des résultats de mon étude sur « Le bras long du travail » que publie l’Ires.

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L’impossibilité de s’exprimer sur son travail, sur les difficultés qu’on y rencontre et les solutions qu’on pourrait proposer, favorise clairement le vote pour l’extrême-droite : Le Pen en 2017 ou Bardella en 2019. C’est l’un des résultats de mon étude sur « Le bras long du travail » que publie  l’Ires.

Le travail est devenu insoutenable pour une grande partie des salariés, cela ne fait plus guère débat. L’ouvrage collectif « Que sait-on du travail »[1], rédigé par une soixantaine de spécialistes à l’initiative de Bruno Palier (et avec le soutien du Monde), en a établi un état des lieux précis et documenté.

Pour autant, le déni patronal et gouvernemental demeure. Contraindre les salariés à accepter les emplois tels qu’ils sont, plutôt que de changer le travail : c’est le but des durcissements successifs des règles de l’assurance-chômage ou des pressions sur les médecins qui prescriraient « trop » d’arrêts de travail, sans oublier la réforme du RSA.

La semaine de quatre jours, dont Gabriel Attal a prôné l’expérimentation, semble un levier plus positif pour rendre le travail attractif. Mais faute de réduire sa durée, elle risque (comme la journée de 12 heures à l’hôpital ou le télétravail pour les cadres) de déplacer le problème sans le résoudre, voire en l’exacerbant par une nouvelle intensification du travail.

La recherche l’a établi : c’est bien au cœur de l’activité, dans son organisation au quotidien, que se logent les causes du mal-être et des pathologies psychiques au travail. Modifier les horaires ne change rien à, et pourrait même aggraver, la perte de sens et l’éclatement des collectifs. En télétravail pour les uns, en horaires décalés ou en quatre jours pour les autres, quand les équipes pourront-elles se rencontrer et tisser la coopération nécessaire au travail bien fait ?

Ce n’est pas seulement la santé des salariés qui est en jeu, c’est aussi celle de la démocratie. Une longue lignée de chercheurs initiée par l’économiste et philosophe J. Stuart Mill et poursuivie par Carol Pateman, Georges Friedmann, Yves Clot ou Christophe Dejours, a montré pourquoi être soumis toute la journée à un travail répétitif et dénué d’autonomie ne prédispose pas à l’engagement citoyen hors du travail. Dans une étude récemment publiée par l’Ires[2], j’ai pu confirmer qu’au-delà du diplôme ou de la profession, le manque d’autonomie au travail est un déterminant important de l’abstention, à l’élection présidentielle de 2017 comme à l’élection européenne de 2019.

Plus encore : l’impossibilité de s’exprimer sur son travail, sur les difficultés qu’on y rencontre et les solutions qu’on pourrait proposer, favorise clairement le vote pour l’extrême-droite. Ainsi, dans les communes ayant privilégié le vote pour Jordan Bardella en 2019, la probabilité que les salariés disposent de temps collectifs organisés par leur manager pour aborder des questions d’organisation ou de fonctionnement de leur unité de travail est de 20% inférieure à la moyenne. Le vote RN est également associé aux horaires atypiques (travail la nuit ou tôt le matin) ainsi qu’à la pénibilité physique, même à métier identique. La France qui trime et souffre au travail sans pouvoir le dire et sans espoir d’y changer quelque chose tend à se venger par, ou à se réfugier dans, le vote pour des candidats autoritaires. Ce n’est pas la seule raison de la montée du vote RN, mais c’en est une qu’on ne saurait ignorer et qu’il est possible de traiter.

Alors que le délitement de la citoyenneté trouve une de ses origines dans les dérives du management par les chiffres, la priorité n’est peut-être pas tant à la semaine de quatre jours qu’à l’instauration d’un vrai droit à la délibération sur le travail. Il est urgent d’instaurer des temps collectifs de discussion sur le travail au sein des équipes, animés par des élus de proximité, et avec des conséquences tangibles sur les décisions d’organisation, dans les entreprises privées comme dans les administrations.

Il ne faut pas attendre cette innovation de la négociation collective : les employeurs ont boycotté l’instauration d’espaces de discussion sur le travail pourtant prévue dans l’accord interprofessionnel de 2013 sur la qualité de vie au travail. C’est au législateur d’agir, aujourd’hui ou demain.

Les sciences du travail l’ont établi depuis longtemps : le pouvoir d’agir sur son travail pour en être fier est une source primordiale de la santé psychique. Mais il contribue aussi à façonner les affects démocratiques, pour le meilleur ou pour le pire. La réduction de la durée du travail demeure un objectif majeur aux plans social et écologique, mais n’aura d’effets positifs sur la santé et la démocratie que si les salariés et leurs représentants sont dotés du pouvoir de participer véritablement aux choix de réorganisation en s’appuyant sur leur irremplaçable connaissance du travail réel.

Cette tribune a été publiée par Le Monde (avec un titre modifié par la rédaction) le 2/04/24. 

[1] Le Seuil, 2023. J’y ai coécrit (avec Coralie Perez) un chapitre sur la perte de sens du travail et ses conséquences sur les démissions et la santé des salariés.

[2] « Le bras long du travail. Conditions de travail et comportements électoraux », Document de travail de l’Ires (Institut de recherches économiques et sociales), Février 2024.  Merci à Julia Cagé et Thomas Piketty d’avoir mis à disposition une partie des données socio-économiques communales utilisées dans cette étude. Les informations sur les conditions de travail proviennent des enquêtes « Conditions de travail » 2016 et 2019 de la Dares (Ministère du travail).

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