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Billet de blog 25 juin 2024

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Instituer le « mot à dire sur son travail »

Le programme du Nouveau Front Populaire comporte de nombreuses mesures économiques favorables aux catégories populaires. Peu de signaux concrets d’espoir sont cependant envoyés aux millions de salariés – y compris cadres - qui subissent au quotidien le mépris ou le déni de leur engagement dans leur travail. Il y a pourtant là un enjeu majeur pour changer la vie des gens.

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Les actifs d’aujourd’hui sont plus qualifiés et aspirent davantage que leur anciens à un travail enrichissant. Mais depuis trente ans, le management par le chiffre, la parcellisation des tâches, l’intensification du travail et le reporting permanent se sont imposés tant dans les secteurs public que privé, générant une perte de sens qui touche désormais un large éventail de métiers[1].

Il en résulte non seulement une épidémie de pathologies physiques et mentales, mais aussi une crise de nature plus politique. Dans la relation salariale, les travailleurs sont supposés exécuter les consignes et accepter leurs tâches sans les discuter. Mais tout indique que le consentement à ce principe de subordination s’affaiblit : démissions en masse, difficultés de recrutement sans précédent, fuite de nombreux salariés vers l’auto-entrepreneuriat (comme si la précarité semblait préférable à un travail dénué de sens et d’autonomie).

En outre, on peut montrer que l’absence d’autonomie dans son travail, l’obligation d’effectuer des tâches pénibles ou répétitives sans pouvoir prendre la parole, favorisent un sentiment d’impuissance et un ressentiment qui poussent à l’abstention et au vote RN[2].

Ces questions de nature éminemment politique ne reçoivent que très peu de réponses dans le programme de la gauche unie : les deux principales mesures annoncées sur ce thème sont le rétablissement des CHSCT (comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, supprimés par les ordonnances de 2017), et l’introduction d’un tiers d’élus des salariés dans les conseils d’administration. Pas de quoi changer substantiellement les organisations du travail ni la vie quotidienne des gens.

Les spécialistes des sciences du travail et les professionnels de la santé au travail sont pourtant unanimes : il y a urgence à redonner aux personnes un vrai pouvoir d’agir sur leur travail au quotidien. Mais cette nécessité sanitaire et démocratique est aussi un enjeu de conflit : le Medef a récemment opposé une fin de non-recevoir aux syndicats qui voulaient négocier les conditions d’un « dialogue professionnel » permettant aux salariées de discuter de l’organisation de leur travail.

Face à cette situation bloquée et périlleuse, la gauche appuyée par les syndicats pourrait proposer d’instituer le « mot à dire sur son travail » par une grande loi sur la démocratie au travail. Au niveau des équipes de base (de 5 à 30 personnes environ), tous les mois, une demi-journée serait consacrée, sur le temps de travail mais sans la hiérarchie, à discuter du travail : comment faisons-nous, les unes et les autres, pour arriver parfois à bien travailler malgré tout ? Comment pourrions-nous y arriver plus souvent ? Les ergonomes le savent bien : loin de se contenter d’exécuter des consignes, les travailleurs, même les moins considérés, mobilisent forcément leur créativité et leur subjectivité pour faire face aux exigences imprévisibles du terrain.

L’expérience montre que le débat entre pairs, quand il est bien mené, révèle en général une inventivité, un dévouement, une intelligence individuelle et collective dont les salariés eux-mêmes n’avaient pas forcément idée[3]. Cette prise de conscience redonne de la fierté : après tout, nous valons mieux que ça ! Elle recrée du lien au-delà des divisions statutaires, renforce le collectif et lui donne l’énergie d‘imaginer d’autres manières de travailler.

Point décisif : la loi obligerait les managers à apporter une réponse explicite, positive ou négative, aux propositions des collectifs. Le code du travail tient l’employeur pour responsables des atteintes à la santé encourues par ses salariés du fait du travail : en cas d’accident ou de maladie qui eût pu être évitée grâce aux changements demandés et refusés, les élus du personnel pourront ainsi appuyer une plainte en justice sur des documents probants.

Car le rôle des élus et des syndicalistes est ici déterminant : ils sont les seuls en capacité de connaître suffisamment le métier et de disposer de la confiance de leurs collègues pour animer un débat sincère et inventif. Ils sont aussi les seuls à disposer de l’indépendance et de la protection juridique qui leur permet de se confronter à la hiérarchie. Il importerait donc d’instaurer l’élection de délégués à la délibération sur le travail, au plus proche du terrain, bénéficiant d’une formation syndicale fondée sur les acquis de la recherche, afin de s’initier à l’exercice délicat d’accoucher la parole des salariés sur leur travail et d’en faire un levier de transformation[4].

Loin de souffrir des contre-pouvoirs dont seraient ainsi dotées leurs équipes, les encadrants de proximité pourraient en bénéficier pour retrouver un rôle d’intermédiation entre la base et le sommet et sortir de l’étau dans lequel un management autoritaire et vertical les a placés. La gauche pourrait ainsi offrir à de très nombreux salariés une perspective concrète de faire du travail non plus seulement un lieu de souffrance mais aussi d’émancipation et de liberté.

Voir aussi l'adresse aux organisations  composant le Nouveau Front Populaire des Assises pour la santé et la sécurité des travailleur.ses

[1] Que sait-on du travail, Presses de Sciences Po, 2023 ; T. Coutrot, C. Perez, Redonner du sens au travail, une aspiration révolutionnaire, Le Seuil, 2022

[2] Voir mon étude « Le bras long du travail », Documents de travail Ires, n°1/2024, mars.

[3] P. Davezies, « Les enjeux de la formation des acteurs syndicaux », https://hal.science/hal-03729173/document

[4] Pour des expériences côté CFDT et CGT : Laurence Théry (dir.), Le travail intenable. Résister collectivement à l’intensification du travail, La Découverte, 2006 ; Fabien Gâche, « La démarche travail, une pratique syndicale offensive pour développer la capacité d’action des travailleurs et construire un rapport de force à la hauteur des enjeux », https://atelierstravailetdemocratie.org/La-demarche-travail-une-pratique-syndicale-offensive-pour-developper-la

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