Quand les marmites deviennent brunes : entreprises et influenceurs de l'extrême droite par l'alimentation.
Depuis quelques semaines, l’adjoint toulousain Jean-Jacques Bolzan s’agite autour du Canon français, cette entreprise bien connue des milieux conservateurs qui singe les fêtes de village; rêve d’imposer dans le débat public une « cuisine identitaire » et une certaine idée de la fête. Celle qui plaît tant aux bourgeois en doudoune sans manches sortis d’école de commerce.
Derrière cette agitation, une question plus large doit être ouverte : qu’appelle-t-on vraiment tradition, fêtes de village, ou moments de sociabilité populaire autour de la table ? Mais surtout, qui sont les personnes qui vivent de cette nostalgie autour de la nourriture.
C’est ce que je propose d’explorer en trois articles.
En 2008, Nicolas Sarkozy, annonçait que la France demanderait l'inscription de sa gastronomie au patrimoine mondial immatériel de l'UNESCO. Cette annonce, aujourd’hui semble normale pour beaucoup de français, en même temps quelle gastronomie pourrait rivaliser avec la notre? En France, on aurait la prétention de manger mieux que dans le reste du monde.
S’ouvre alors, en France, une tentative d’un nationalisme des mœurs banal du quotidien, celui du gastro nationalisme. Il se définit comme suit : « Le gastro nationalisme, ou nationalisme culinaire, est l'utilisation de la nourriture, de son histoire, de sa production, de son contrôle, de sa préparation et de sa consommation, comme moyen de promouvoir le nationalisme et l'identité nationale »[1].
On observe depuis quelques années la banalisation des discours vantant le terroir, les traditions ; notamment depuis que la consommation de viande est de plus en plus pointée comme un comportement polluant. On observe ainsi, de plus en plus de mentions d’une identité française liée à la consommation simple de « notre » gastronomie, directement produites par « nos » agriculteurs dans nos « territoires ». Dans cette réflexion en 3 actes, nous chercherons à montrer comment la gastronomie sert de cheval de Troie à une pensée conservatrice et à quel point cette instrumentalisation est éloignée des réalités des territoires dont elle se réclame.
1. Les influenceurs tradi, dealers de nostalgie et d'extrême droite
L’extrême droite cherche à s’approprier différents aspects de notre vie quotidienne. Notre gastronomie serait en danger, la théorie du complot du grand remplacement se vérifierai dans nos assiettes, le couscous était le plat préféré des français en 2023[2]. Depuis plusieurs années, j’observe sur les réseaux sociaux l’émergence d’une scène d’influenceurs traditionnels qui sont très bien décrits dans un article d’arrêt sur Image[3].
Dans cet article, on peut y voir décrit. Une nouvelle génération d’« influenceurs terroir »[4] se développe sur les réseaux sociaux, construisant une esthétique de la convivialité, des banquets et de la ruralité virile. Ces créateurs, qui utilisent souvent l’humour et le registre parodique, mettent en scène une France enracinée dans ses terroirs, où l’on mange de la viande, boit du vin, fume et chasse. Pour finir par se retrouve autour d’une table, en opposition implicite aux urbains, aux écologistes ou aux végans. L’article prend pour exemple emblématique Le Grand Gaulois, dont les vidéos sont tournées dans une atmosphère à la fois médiévale et potache.
Il y met en scène des festins de sangliers ou de viandes rôties, des beuveries collectives et des références à un passé mythifié, dans un style qui mêle folklore, humour et virilité. Ces contenus séduisent particulièrement une jeunesse en quête de figures identitaires et d’un sentiment d’appartenance, tout en réactivant une vision nostalgique d’une France éternelle, blanche et rurale.
Ce phénomène ne se limite pas à un divertissement folklorique : il s’inscrit dans une stratégie d’hégémonie culturelle gramscienne qui rejoint les thèses de l’extrême droite. De nombreux influenceurs de ce courant, souvent liés à Papacito, Valek ou encore à des figures identitaires, construisent un discours réactionnaire en détournant les codes de la convivialité et du terroir. Leurs productions mettent en avant des thèmes récurrents : rejet de la modernité et du cosmopolitisme, valorisation de la virilité et de la hiérarchie, méfiance envers l’Europe et exaltation du local.
Jordan Bardella et le RN s’en saisissent explicitement avec leurs « banquets patriotiques », qui rejouent ces imaginaires sous une forme politique. Faute de contre-discours populaires et attractifs dans les campagnes et petites villes, ces figures imposent un « terroir numérique » qui banalise l’extrême droite sous couvert de folklore et d’humour.
L’ambiance intime et passéiste qui est créée dans le cadre de ses vidéos, crée une relation de confiance, qui permet de faire passer des messages facilement. D’une part, elle se nourrit de l’apprentissage de techniques de cuisine ancestrales mais aussi selon les influenceurs tournés vers le grand public et au plus simple possible. D’autre part, C’est une cuisine masculine, où les relations d’homme à homme sont au cœur de la manœuvre. Le grand gaulois, parlent à ses spectateurs en les appelant les petits gaulois, c’est une relation de grand frère. Pour ce qui est des Mémoires de Jean-Louis. C’est une relation d’un grand-père qui raconte des astuces et des histoires à ses petits-enfants.
Ainsi, la combinaison de ces deux aspects permet de promouvoir pendant les élections européennes de 2024 la liste menée par Jordan Bardella. Un autre influenceur, Étienne Fourmont, agriculteur et influenceur qui se présente comme « agriyoutubeurre », n’hésite pas à afficher ses sympathies pour le RN. Sur Twitter, il écrit qu’il verrait bien Jordan Bardella comme futur président, le jugeant « extrêmement doué dans le paysage politique actuel ». Face aux critiques d’un internaute qui lui rappelle les liens du RN avec la Russie et l’absence de propositions concrètes du parti, il répond : « Je ne dis pas le contraire… mais niveau homme politique, c’est clairement lui le plus doué en ce moment ». Il justifie ensuite sa prise de position en expliquant qu’il aime la « provoc’ ».
Nous le voyons, ces influenceurs distillent des valeurs et des prises de positions au nom du bon sens, tout en faisant la promotion de relais politiques d’extrême droite ou qui s’en approchent. Lors des colères paysannes de l’année dernière, nombreux fustigeait la gauche qui n’aide pas les agriculteurs en omettant de dire que Julien Odoul, député RN avait fait une blague sur le suicide des agriculteurs. Ces influenceurs ne sont pas les seuls à distribuer un discours conservateur sur la nourriture.
B. Côte de boeuf et vin : la recette des entreprises de restauration identitaire.
Dans le champ des entreprises de restauration ce goût pour la tradition est quelque chose qui semble bien marcher. Deux cas semblent résumer les formes qu’elles peuvent prendre.
La première, l’entreprise Gueuleton, est une chaîne de restauration. Le premier restaurant est ouvert à Agen en 2013, il est né « d’une rencontre entre trois amis sur les bords de la Garonne à Bordeaux ». À Toulouse, une enseigne à ouverte rue Peyrolières. Elle se présente comme ceci : « Midi comme soir, il y a de quoi se régaler : charcuteries maison, viandes maturées, côte de bœuf à partager, plats du terroir et belles pièces. Sans oublier la cave, riche de plus de 250 références : Sud-Ouest, Bourgogne, Loire, et coups de cœur de vignerons.
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Dans la cave, une grande table en orme accueille les repas de groupe de 10 à 14 personnes. Une salle privative parfaite pour un gueuleton entre amis, un dîner d’équipe ou un moment festif à Toulouse centre. Ici, on vient pour bien manger, bien boire, et surtout bien vivre »[5]. Le thème du « bon vivant » est ainsi repris pour la modique somme de 50 euros pour un verre de vin et une pièce de bœuf dans leur restaurant.
Les activités de l’entreprise se déclinent, de la restauration, de la vente de vin, de séjours, de magazines et de web séries. Cela est le produit des deux patrons de la chaîne, Arthur et Vincent, qui sont aussi influenceurs et qui entretiennent des liens avec l’extrême droite d'internet, celle de Papacito. En effet, une vidéo qui a depuis été supprimée par ce youtubeur d’extrême droite, on apprenait, qu’il était ami avec les créateurs du Gueuleton et de la même formation politique, royaliste et conservatrice. Ils auraient abandonné l’action politique pour la transformer en démarche entrepreneuriale en lissant leur discours et en gagnant de l’argent grâce à leurs restaurants.
Deuxièmement, le Canon Français, une entreprise encore créée par deux amis, qui depuis quelques années organise des banquets géants. Comme Gueuleton ils ont une stratégie de communication très forte sur internet avec des vidéos de leurs banquets, des coulisses et toujours en personnalisant au maximum les créateurs de ces repas. On retrouve toujours les mêmes mots clefs, terroir et convivialité. L’accès à ces repas est de 80 euros la place. L’ambiance de ces banquets se résume à des marseillaises, des danses collectives à table et beaucoup de viande
. D'ailleurs récemment, de nombreux.e.s voix se sont exprimés contre cette version disneyland et insipide de ces banquets qui ne ressemblent en rien à ce qu'on voit dans la réalité rurale.
Quand on se penche sur le profil d’un des créateurs, Pierre-Alexandre de Boisse[6], on apprend qu’il a travaillé dans la grande distribution comme traders de “matières premières agricoles chez Plantureux & Associés”, ensuite, il aurait travaillé chez Ferrero comme risk manager. On peut mieux comprendre, le concept de ces deux joyeux étudiants d'école de commerce.
L’objectif est, comme pour Gueuleton, d'utiliser le goût pour la tradition et la gastronomie pour en faire une usine à billet. Eux aussi continuent de passer des idées conservatrices d’une France heureuse dans une ambiance d’année 30 : béret, chemise, bretelle et masculinité. C’est à peu près la même recette pour tous, ce style d’habillage et de communication est quelque chose qui relève d’une mythification de la France.
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Tout cet imaginaire a débordé en dehors des réseaux sociaux, on le retrouve aussi avec le candidat Mister Univers France 2025, Alexandre Jacquier, qui pose muscle saillant en train de couper du bois dans une forêt, monter à cheval et pose fièrement avec son drapeau français, son béret, sa bretelle et sa chemise blanche.
D’ailleurs, pour le Canon Français, récemment, on a appris que Pierre Edouard Stérin souhaitait acquérir l’entreprise. Pour rappel, ce milliardaire finance différents partis et homme d’extrême droite, il mène une véritable guerre pour l’hégémonie culturelle conservatrice, chrétienne et raciste partout dans le pays. Si des individus comme lui sont intéressés par des banquets, il faut s’attendre à ce que nos assiettes deviennent de véritable champ de bataille politique les années à venir.
Ainsi, sur différents canaux autour de l'alimentation, le mythe de la vieille France, ou bien de la France éternelle semble trouver des porte-voix, qui vivent financièrement sur la culture de cette nostalgie et sur la recherche de racines perdues dans le monde capitaliste mondialisé. Dans le prochain acte, nous explorerons comment ces entreprises vendent et jouent avec ce que j'appelle la tradition légendaire.
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Notes :
[1] Ichijo, Atsuko ; Ranta, Ronald (2016). Alimentation, identité nationale et nationalisme : du quotidien à la politique mondiale. Basingstoke, Hampshire : Palgrave Macmillan.
[2]https://www.marmiton.org/cuisine-facile/plat-prefere-des-francais-ce-n-est-plus-le-couscous-mais-celui-ci-et-on-vous-livre-notre-meilleure-recette-s4068881.html
[3] Vincent A., « INFLUENCEURS "TERROIR » : COMMENT ILS FONT LE JEU DE BARDELLA », Arrêt sur Image, 2024
[4] Le Grand Gaulois : Figure emblématique de cette mouvance, il met en scène des recettes ancestrales, comme des barattes de beurre, des banquets médiévaux où dominent la viande (sanglier rôti, grillades) et l’alcool. Son univers repose sur un folklore gaulois fantasmé, masculiniste et identitaire, valorisant la force physique, l’alcoolisation festive et la ruralité virile.
Papacito : Vidéaste d’extrême droite déjà connu sur YouTube, il met en avant un style provocateur et viriliste. Ses contenus mélangent humour violent, discours anti-féministes et rejet des modes de vie urbains ou progressistes. Il est souvent associé à une défense « virile » de la France traditionnelle.
Valek : Autre influenceur réactionnaire, plus orienté vers la critique politique explicite. Il adopte un ton satirique pour dénoncer la gauche, les écologistes et les « élites urbaines ». Ses vidéos participent à la diffusion d’une idéologie nationaliste, sous couvert d’humour et de vulgarisation politique.
D’autres figures secondaires apparaissent dans ce paysage, autour d’une même esthétique « terroir » : exaltation de la chasse, des festins, de la convivialité masculine et d’un rejet du véganisme, de l’écologie et des pratiques alimentaires modernes.
[5] https://www.gueuleton.fr/le-gueuleton-toulouse
[6] https://www.linkedin.com/in/pierre-alexandre-de-boisse-77727294/