Ce dernier sondage très médiatique provient de Harris Interactive, une entreprise d'études marketing et de sondages d'opinion. Publié le 25 mars 2025, ces résultats ont été plutôt bien repris dans la presse, et laisse entendre à une mainmise du religieux en entreprise. Je ne vais pas creuser ici les causes ni les conséquences potentielles de cette situation, uniquement me focaliser sur la fabrique de ces résultats. S'inquiéter du fait avant que de nous inquiéter de la cause en somme.
Comment fonctionne un sondage par access panel ?
Avant détailler les chiffres, il est utile de rappeler comment fonctionne un sondage commandé par des entreprises privées. Bien souvent, et notamment ici, ces enquêtes reposent sur ce qu’on appelle un access panel : un vaste fichier de personnes volontaires, inscrites pour répondre régulièrement à des questionnaires en ligne. Ces individus ne sont pas tirés au sort, mais se sont inscrits librement sur des plateformes de sondage souvent via des bannières publicitaires, des offres de bons d’achat ou des sites partenaires. Pour constituer l’échantillon final, l’institut applique ensuite une méthode dite “par quotas” : il sélectionne des répondants de manière à ce que certaines caractéristiques (sexe, âge, région, etc.) correspondent à la structure de la population française. Ce système permet de produire rapidement des résultats à moindre coût, mais il comporte des biais de sélection importants : les personnes qui acceptent de répondre aux sondages en ligne ne sont pas toujours représentatives de l’ensemble de la population. Autrement dit, on n'interroge pas “les Français”, mais “les Français qui acceptent de répondre à des sondages sur Internet”.
L’intérêt pour les instituts de sondage est évident : réactivité, faible coût, logistique simplifié. Il est possible de collecter plusieurs centaines de réponses en quelques heures seulement. Mais cette méthode a un revers : les personnes qui s’inscrivent spontanément sur ces panels ne sont pas représentatives de la population dans son ensemble. Elles ont tendance à être plus connectées, plus disponibles, parfois plus politisées, ou plus enclines à vouloir "donner leur avis". Pour constituer l’échantillon final, l’institut applique une méthode dite “par quotas” : il sélectionne des répondants de manière à ce que certaines caractéristiques (sexe, âge, région, etc.) correspondent à la structure de la population française. Ainsi, il peut parler de sondage "représentatif" comme gage de sérieux, de neutralité, voire de vérité. Mais la représentativité ne veut pas dire grand chose ici. La méthode par quota ne compense pas magiquement les biais de sélection importants cités précédemment. Certains instituts essaient de les réduire avec des techniques statistiques comme le redressement, mais des biais initiaux ne disparaîssent jamais totalement. Dans un sondage par access panel, la représentativité est donc "imposée" sur quelques variables visibles, mais rien ne garantit qu’elle s’étend aux opinions, notamment sur des sujets sensibles ou complexes.
Ce nouveau sondage
La première chose qui interpelle, c’est la méthodologie. Car oui, elle est disponible dans le rapport technique de l'enquête. Du moins avec une slide, pas plus, mais c’est déjà ça. Et ce qu’elle révèle mérite qu’on s’y attarde. Le sondage repose sur un échantillon de 1 155 salarié·es français·es âgé·es de 18 à 65 ans, issus d’un échantillon plus large de 2 513 personnes représentatif de la population française dans cette tranche d’âge. À ce stade, un détail technique mais crucial : ce n’est pas l’échantillon des salariés qui est représentatif, mais bien celui de l’ensemble de la population 18-65 ans.

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Autrement dit, les fameux "1 155 salarié·es" ne sont pas représentatifs des salarié·es françai·es, ni même d’un quelconque sous-groupe professionnel. Ce sont juste 1 155 personnes salariées dans l’échantillon de départ, lui-même structuré par quotas. Et encore, les 1 155 salarié·es ne concernent pas les entreprises privées de moins de 100 salarié·es. Ce glissement de terrain méthodologique est fréquent, mais ici, il est massif : on passe d’une représentativité générale à une affirmation ciblée sur les jeunes salariés – une sous-sous-population. Et là, les choses se corsent.
Un chiffre... sur combien de personnes ?
Le titre du Figaro se concentre sur les 18-24 ans salarié·es. Tentons donc de faire un peu d’arithmétique. Les 18-24 ans représentent environ 13% de la population 18-65 ans. Cela donnerait, à la louche, environ 325 individus dans l’échantillon global de 2 513. Parmi eux, environ 40% sont salarié·es selon les données habituelles de l’INSEE (je n'ai pas ici écarté les petites entreprises). Ce qui nous amène à environ 130 jeunes salarié·es dans l’échantillon. Et encore, tout cela repose sur l’hypothèse (optimiste) que la méthode des quotas a été respectée parfaitement dans tous les sous-groupes. On parle donc ici de 130 individus, grand maximum.
Maintenant, appliquons cette fameuse proportion : 46% de ces jeunes salariés trouvent "acceptable" de refuser de s’asseoir là où une personne de l’autre sexe s’est assise. Cela correspond à environ 60 personnes.
60 personnes.
60 individus, issus d’un panel auto-recruté, répondant à une question possiblement ambiguë, sont à l’origine d’un titre alarmant dans un grand média national. Pire : avec un échantillon de cette taille, l'intervalle de confiance autour de cette estimation n’est pas de 2 ou 3 points de pourcentage comme indiqué pour l’échantillon global, mais de l’ordre de ± 10 points (précisé dans le rapport de l'enquête). Autrement dit, ce 46% pourrait tout aussi bien être 36% ou 56%. Ça change un peu la tonalité, non ?
La question fait la réponse : les effets de formulation
Et d'ailleurs, 46% sur quelle question exactement ? Dans un sondage, la manière dont une question est formulée influence fortement les réponses obtenues. C’est ce qu’on appelle les effets de cadrage. Une même situation décrite de façon différente peut faire varier les résultats de manière spectaculaire. Cette étude Harris Interactive en est malheureusement un bon exemple.
Prenons la question à l’origine du chiffre mis en avant par Le Figaro : « Considérez-vous le fait qu’une personne refuse de s’asseoir là où une personne de l’autre sexe s’est précédemment assise comme acceptable ou pas ? » Il est possible de répondre "tout à fait acceptable", "plutôt acceptable", "plutôt pas acceptable" ou "Pas acceptable du tout". Cette formulation pose plusieurs problèmes :
- Ambiguïté du contexte : la question n’indique ni les motivations ni les motivations (religieuses ? hygiéniques ? culturelles ?) ni les circonstances. S’agit-il d’un simple inconfort, d’un cas extrême ou d’une règle imposée à d'autres ?
- Effet de mise en balance : il n’est jamais demandé si ce comportement entre en conflit avec d’autres valeurs (égalité, respect mutuel, contraintes professionnelles…), ce qui pourrait amener à nuancer le jugement.
- Effet de relativisation morale : l’échelle de réponse (“tout à fait acceptable”, “plutôt acceptable”, etc.) incite à une gradation molle plutôt qu’à un positionnement clair. Beaucoup de répondants cochent “plutôt acceptable” sans forcément cautionner le comportement.
En résumé, une formulation neutre en apparence peut en réalité suggérer une interprétation, flouter les motivations, et encourager des réponses modérées qui seront ensuite agrégées et interprétées comme des positions tranchées. Dans le cas présent, il y a donc fort à parier qu'une partie de 46% de “jeunes salarié·es” ayant jugé ce comportement “acceptable” n’ont probablement ni approuvé un acte sexiste ou radical, ni validé une norme sociale — ils ont juste réagi à une formulation imprécise, dans un formulaire standardisé.
Mais surtout, et désolé d'insister là dessus, 60 personnes.
Et d'ailleurs, jugent-ils ou elles un comportement vécu ou imaginé ? Un autre biais fréquent dans l’interprétation des sondages concerne la confusion entre perception et expérience vécue. L’étude pose de nombreuses questions sur ce que les salarié·es considèrent "acceptable" ou sur ce qu’ils ont entendu dire. Mais un peu moins sur ce qu’ils ont effectivement observé ou vécu. Dommage d'ailleurs, la question sur le fait d'avoir vu cette situation n'est visiblement pas posé. D'autres le sont, par exemple "le refus par une personne de travailler avec une personne de l’autre sexe.". Repartons pour un peu de calcul.
On commence par demander si les salarié·es ont eu connaissance dans leur entreprise de faits religieux. L'institut annonce que 13% d'entre eux et elles ont eu connaissance de faits réguliers, 14% de manière occassionnel et 10% de comportements rares, soit 37% des salarié·es. Pardon, je me fais avoir moi même en parlant en pourcentage. Reprenons : sur les 1 155 individus, 430 expliquent avoir été témoins de faits religieux.

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Ah, mais pas forcément de leur propre fait, seulement 45% ont ont été personnellement témoin. Cela fait 190 individus. Dans la mesure où aucun fait religieux ne dépasse 15% de prévalence d'après l'enquête, on peut supposer que c'est le cas pour le fait de s'asseoir à côté d'une personne de l'autre genre. Sans être totalement sûr de mes calculs, je tombe à présent sur 28 individus au maximum qui aurait été confrontés à cette situation dans l'enquête.
Cela montre que les représentations circulent souvent plus vite que les faits. Les sondages deviennent ainsi le reflet d’un climat, pas d’une réalité. Et quand ces perceptions sont érigées en révélations sociétales, la confusion s’installe durablement dans le débat public.
Évidemment, ce genre de chiffre est une aubaine pour quiconque souhaite construire un récit anxiogène : "les jeunes sont radicalisés", "la mixité est remise en question", "la société se fracture", etc. Tout cela fondé sur les réponses d'une soixantaine de personnes, dont on ne sait rien de plus que leur âge et leur statut professionnel supposé. Ni le contexte de la question, ni leurs motivations, ni leurs croyances, ni même leur interprétation précise de la formulation.
Pour une sobriété médiatique des chiffres
Et pourtant, dans la chaîne médiatique, cette donnée devient une "vérité", reprise, commentée, utilisée comme point d’appui dans des débats publics. La fameuse phrase "selon un sondage" agit comme un sésame, comme un label de scientificité, alors qu’elle cache trop souvent des approximations grossières et des raccourcis méthodologiques.
Le traitement médiatique des sondages gagnerait à faire preuve d’une sobriété salutaire. Trop souvent, des pourcentages fragiles, extraits d’un coin de tableau et privés de tout contexte, deviennent des vérités sociales brandies à la une. Le chiffre devient slogan, l’opinion devient vérité collective. Mais la vitesse de circulation d’un pourcentage n’est pas un gage de sa solidité.
Avant de publier un chiffre aussi spécifique que celui de cette étude, plusieurs réflexes devraient s’imposer. D’abord, évaluer la qualité de la méthodologie : taille de l’échantillon concerné, nature du panel, formulation des questions, traitement des marges d’erreur. Ensuite, pratiquer une forme de cross-validation : ce chiffre est-il cohérent avec d'autres études ou données ? Notamment venant d'organismes de statistiques publiques ? Existe-t-il une tendance stable dans le temps ou s'agit-il d'une valeur isolée ? Enfin, se demander si l’ampleur statistique du phénomène justifie sa mise en récit médiatique, surtout lorsque celle-ci contribue à nourrir des peurs ou des tensions sociales. À défaut de rigueur, les chiffres deviennent des armes rhétoriques. À défaut de prudence, les enquêtes deviennent des dispositifs de confirmation idéologique. Le journalisme ne gagnera jamais à courir plus vite que la méthode — il y perdra sa crédibilité, et la société, sa lucidité.
Ce n’est pas le sondage en soi qui est à blâmer. Les enquêtes ont leur utilité, quand elles sont bien faites, bien cadrées, et bien interprétées. Mais ici, on est loin du compte. Ce qui fatigue, c’est cette facilité avec laquelle on brandit “un sondage” pour affirmer, conclure, interpréter, parfois même condamner, sans jamais en regarder les fondations. Alors non, 46% des jeunes salariés ne pensent pas forcément qu’il est acceptable de refuser de s’asseoir après une personne de l’autre sexe. Ce que l’on sait, c’est que 60 personnes dans un sondage imprécis l’ont dit. C’est tout. Et ce n’est pas rien de le rappeler.