Article publié par Nouvelles d'Arménie le 15/10/2023.
Deux principes de droit international s'opposaient dans le conflit trentenaire du Haut-Karabagh ou Artsakh en arménien : l'intégrité territoriale, revendiquée par l'Azerbaïdjan, vs. le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, revendiquée par le Karabagh. Sauf qu'en l'occurrence, les frontières du Karabagh avaient été décidées arbitrairement par un des plus sinistres dictateurs de l'Histoire, Staline, en 1921. Hors de tout cadre légal et droit des peuples. Donc en l'espèce, l'argument de l'intégrité territoriale ne valait pas ! Sauf à faire de Staline un arbitre international de référence en matière de fixation de frontières des Etats ! C'est pourtant ce qu'a fait de facto et de jure la dite "communauté internationale" pendant 30 ans. 30 ans de groupe de Minsk pour rien, un bilan de la diplomatie catastrophique.
Blocage mental des juristes occidentaux
Lorsque l'Arménie a emporté la guerre du Karabagh en 1994 et voulu reconnaître l'indépendance du Karabagh et son intégration à l'Arménie, elle s'est heurtée à ce qui restait de pouvoir russe et aux Occidentaux qui, dans le chaos de la dislocation de l'URSS, se sont hystériquement crispés sur le principe d'intangibilité des frontières et ont mis un veto à cette reconnaissance. Cette reconnaissance ferait de l'Arménie "un agresseur" et reviendrait à violer l'intégrité territoriale de l'Azerbaïdjan. Et l'Arménie, bien trop sage et disciplinée, a obtempéré à ces injonctions occidentales de faire confiance au processus du droit. Au lieu d'assumer, de communiquer massivement sur le caractère illicite des frontières fixées par Staline, et de faire voter par l'ONU une résolution sur l'indépendance et le rattachement du Karabagh à l'Arménie. Chypre, la Grèce, la France, les Etats-Unis, l'Argentine auraient suivi et catalysé le mouvement.
On a vu comment ça a fini. En 2020 puis 2023, une véritable agression militaire turco-azérie, avec crimes de guerre et contre l'humanité. Et une totale soumission et inaction des mêmes juristes occidentaux. - Qui continuent accessoirement à acheter du gaz et du pétrole à Bakou. Quel crédit fallait-il donc accorder à leurs injonctions de ne pas reconnaître le Karabagh ? Aucun !
L'Arménie a été respectueuse du droit avec des gens qui ne le sont pas ! Tout est dit. L'Arménie, au grand cœur, révérente de la Vérité et de la Beauté, de l'Art et de la Science, a, une nouvelle fois, failli par naïveté et manque de souveraineté. Immense, terrible leçon de déniaisement et de souveraineté pour elle. La liberté ne se demande pas. Elle se prend.
Cette dhimmitude arménienne conjuguée avec le blocage et le confort mental des juristes occidentaux sont ainsi deux facteurs décisifs du désastre et de l'injustice finale. L'interdiction de reconnaître l'indépendance du Karabagh a interdit la solution politique. C'est ainsi qu'à l'automne 2020, l'Assemblée nationale et le Sénat en France votaient pratiquement à l'unanimité deux résolutions de reconnaissance de l'indépendance du Karabagh. Mais l'exécutif ne pouvait suivre, faisant valoir à juste titre que l'Arménie elle-même n'avait pas reconnu cette indépendance ! La situation était ubuesque : d'un côté, l'évidence historique et légitime, de l'autre, le blocage théorique de quelques juristes. Et c'est ce qui au bout de 30 ans d'impasse - et cela aurait pu durer encore longtemps -, a déterminé et encouragé Aliev à agir par la force, causant la tragédie actuelle.
Le cas du Karabagh n'avait rien de complexe : il y avait un peuple, l'occupation d'une terre depuis 2500 ans, et donc une indépendance légitime à formaliser par une résolution de l'ONU dès 1994 ; et ce, tout particulièrement eu égard à l'arrière-plan historique, à savoir la perte par l'Arménie de 90% de son territoire historique au profit des Turcos-azéris entre 1859 et 1923 (à savoir le territoire où les Arméniens étaient présents depuis 2500 ans et encore démographiquement majoritaires en 1859). Une tragique extermination-spoliation entérinée par la non ratification du traité de Sèvres de 1920 et sa proposition de territoire pour l'Arménie par le président Wilson, suivie des trahisons et spoliations territoriales des traités de Kars 1921 et Lausanne 1923, auxquels sont venus s'ajouter les décisions intérieures de Staline. C'est pourquoi une reconnaissance de l'indépendance du Haut-Karabagh en 1994 ne faisait même pas débat. Il n'y avait même pas besoin de groupe de Minsk. Que l'ONU n'ait pas été capable de prendre une résolution sur l'indépendance du Haut-Karabagh révèle son inanité. L'ONU, un mirage, un décorum dépourvu de la moindre efficacité, pire, un alibi. Qui pose la question de la dissolution de cette institution très coûteuse, employant des milliers de personnes grassement payées.
Rappelons toutefois ici, à titre plus anecdotique, que les meliks du Karabagh - fiers princes qui, dans leur nid d'aigle, avaient résisté, comme ceux de Zeïtoun ou du Sassoun, à tous les envahisseurs et étaient parvenus à préserver leur autonomie des jougs perse, arabe, ottoman, russe -, étaient ataviquement peu enclins à une unification avec l'Arménie et n'ont pas insisté. A présent en Arménie, ils réalisent sans plus aucun doute qu'ils ne forment bel et bien qu'un seul et même peuple, une seule nation.
Un débat portait certes sur les sept districts azéris occupés par les Arméniens autour du Haut-Karabagh, afin de constituer une zone tampon et d'assurer une pleine jonction avec l'Arménie. Il convient ici de distinguer deux groupes : les cinq districts situés au sud, est et nord. Ceux-là pouvaient être restitués rapidement afin de permettre un prompt retour des populations azéries chassées. Mais quid alors des populations arméniennes chassées de Bakou, Soumgaït et autres ? Pour mémoire, au XIXe s., Bakou était considérée comme "une ville d'Arménie", les Arméniens y furent les premiers à y exploiter le pétrole. En 1988, on y comptait encore jusqu’à 180.000 Arméniens ! Plus un seul ou presque aujourd'hui.
Certes, la restitution de ces cinq districts aurait été un levier important de pacification avec l'Azerbaïdjan et de désamorçage d'un projet de revanche. Joint à l'autorisation d'une libre circulation des Azéris à travers le Syunik, entre l'Azerbaïdjan et son exclave du Nakhitchevan, cela aurait constitué une avancée décisive dans la normalisation des relations entre les deux pays.
Concernant les deux derniers districts, situés entre l'Arménie et le Haut-Karabagh, on parle de moins de 1.000 km2, faiblement peuplés, essentiellement de Kurdes, la configuration territoriale imposait leur jonction à l'Arménie unifiée au Haut-Karabagh. Si on met en regard ces quelques centaines de km2 en face des près de 300.000 km2 spoliés à l'Arménie entre 1859 et 1923, il n'y a pas de sujet. A charge pour l'Arménie, alors, de réserver un bon accueil à ces rares populations ou si celles-ci souhaitaient rejoindre l'Azerbaïdjan, d'examiner une compensation mais en intégrant alors dans le débat les populations arméniennes chassées de Bakou, Soumgaït et autres.
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On ne peut comprendre l'irrédentisme arménien dans les négociations sans prendre en compte les pogroms de Soumgaït (1988), Bakou (1990) et autres, joints à la responsabilité centrale de l'Azerbaïdjan dans le déclenchement de la guerre de 1991-94, qui sont venus se cumuler à l'énorme passif génocidaire pour l'Arménie. Mais aveuglés par leur négationnisme d'Etat, les Turco-azéris sont justes incapables de l'entendre - pétrifiés qu'ils sont à la perspective de reconnaître l'immensité du crime et des réparations à assumer. Victime collatérale : le peuple turco-azéri, privé de vérité historique, conditionné dès l'école à la haine de l'élément arménien, et donc empêché de pouvoir comprendre ce qui se passe véritablement. A savoir notamment la réparation qu'avait représenté pour les Arménien le fait d'avoir recouvré un bout de territoire d'Arménie historique. Qui plus est contre un ennemi supérieur en nombre et en moyens. C'était à la fois un embryon de réparation et aussi une sortie de l'identité de victime. La victoire de 1994 avait été en ce sens une véritable renaissance : une immense fierté, un baume au coeur et à l'estime de soi après un siècle d'exterminations et de spoliations. Et cela malheureusement, les Azéris sont incapables de l’entendre.
La renaissance ou la mort
Ce nouvel effondrement, ces nouvelles morts humaines et territoriale sont une tragédie. Qui édictent une nouvelle équation pour l'Arménie : la renaissance ou la mort. Une renaissance profonde, fondée sur de nouvelles valeurs. A commencer par le souverainisme, le pouvoir intérieur : en finir avec les séquelles de la dhimmitude ottomane et de la sujétion tutélaire (en l'occurrence russe), comme avec l'atavisme de la dépendance aux protection extérieures (occidentales), qui n'en sont pas. On en a encore eu la preuve, ces puissances ont toujours ou presque trahi. Ne pas reconnaître l'indépendance du Karabagh en 1994 sous les pressions occidentale et russe relevait de la dhimmitude et d'un manque de souverainisme.
En matière de souveraineté, dans des configurations géopolitiques similaires, la Suisse et Israël sont bien parvenus à s'imposer. Voilà des exemples. Simultanément, des nouvelles alliances doivent être engagées, à commencer par les autres victimes du panturquisme, à savoir la Grèce, Chypre et les Kurdes. Et exit la Russie moribonde, la question d'une adhésion à l'OTAN est désormais à l'ordre du jour.
Le reste de la feuille de route est également clair : démographie ; unité nationale, en Arménie et en diaspora ; militarisation ; économie de l'intelligence et high-tech. Enfin, alors que le peuple arménien est devenu un peuple-monde, multiculturel, le temps est aussi venu pour les Arméniens de s'interroger sur le plan identitaire : demeurer sur la crispation identitaire chrétienne, dualisante, ou passer à une approche plus universaliste et inclusive, axée sur des valeurs universelles.
Quant aux Turco-azéris, certes, une nouvelle fois, ils sont parvenus à rapter des terres et des biens arméniens. Mais pas leur soumission. Pas leur âme. Seulement des territoires vides, une terre qu'ils ne cultivent pas depuis 2.500 ans et dans lesquels être heureux sera une gageure : comment construire un bonheur durable sur le malheur d'autrui ? Être heureux sur les terres et dans les villages de personnes qu'on haït ? Le prétendre, c'est défier les lois de l'univers et de l'humanité. En se comportant comme des barbares à 90 millions contre 3, non seulement ils se sont déshonorés mais ont créé leur propre enfer à venir.
Déshonneur, enfin, des Russes comme de l'Europe (non respect des engagements pris, parole décorrélée des actes), conjugué à un mélange d'impuissance, de lâcheté, d'égoïsme et de mercantilisme. Déshonneur et mercantilisme également d'Israël, dont les armements de pointe, drones kamikazes et autres vendus en connaissance de cause à l’Azerbaïdjan, ont été décisifs lors de la guerre de 2020.
"Par ce qui cause leur chute, les êtres s'élèvent" dit un verset sacré indien. Et l'Histoire a montré que la roue pouvait tourner vite. Qui pouvait croire en 1980 à l'effondrement de l'URSS et du mur de Berlin dix ans plus tard ? Soljenitsyne désespérait alors des mensonges et de la toute-puissance du Soviet qui paraissaient sans fin. Qui pouvait croire aussi à l'avenir d'Israël après le quasi-anéantissement de la Shoah ? Et pourtant, vinrent les puissantes victoires de 1949 puis 1967. Que l'Arménie se le dise, garde la foi et renaisse.