On annonçait ici l'autre jour que l'année Darwin approchait et du bonheur qu'il y a à envisager un tel événement. Il ne s'agit pas de vénération, les scientifiques modernes n'ont pas de vaches sacrées. Darwin comme tout scientifique, doit être soumis au filtre de la critique, et il a évidemment commis, comme tous, des erreurs. Néanmoins, le coeur de sa pensée, à savoir la descendance avec modification et l'action de la sélection naturelle, est une proposition qui résiste aux attaques les plus variées, certaines légitimes, mues par le désir de mieux cerner la place de ces dynamiques au sein des processus de l'Evolution, d'autres, la plupart, de nature plus idéologique.
Une des difficultés majeures à laquelle les « darwiniens » doivent faire face est la prétendue impossibilité souvent dénoncée de tester cette théorie. Accusation dévastatrice dans le schéma actuel du fonctionnement de la science expérimentale. Pour résumer les choses de manière certes schématique, l'évolution par hasard/sélection ne se justifierait que par une succession d'exemples (qui n'est donc pas une démonstration), et les transformations graduelles ne permettraient pas d'expliquer des adaptations radicalement nouvelles a des environnement différents ( exemple : le passage de la vie aquatique à terrestre). Ce sont deux critiques assez répandues. Sur la seconde, on a des arguments pour montrer que certaines mutations ponctuelles sur l'ADN peuvent provoquer des changements radicaux et pas graduels, et que certains organes peuvent avoir des rôles différents au cours de l'histoire évolutive d'une lignée : par exemple, au lieu de s'arracher les cheveux a se demander comment une aile a pu apparaître chez des espèces qui avant ne volaient pas et donc n'en avait pas l'utilité, on peut constater que les ailes sont aussi des grandes surfaces d'échange permettant une régulation thermique, et que c'est peut-être chez des espèces qui avaient déjà développé ces radiateurs intégrés que cet organe a été détourné pour donner progressivement une aile. Cette réorientation d'un organe d'une fonction vers une autre ( déjà noté par Darwin !) est appelé exaptation et cadre parfaitement et pour cause, avec les dynamiques... darwiniennes.
Reste la première critique, qui est la plus redoutable. On pourrait répondre de manière globale que certes, nous accumulons des exemples, mais que de toute façon, on n'a pas de cadre théorique alternatif qui permettent d'expliquer les dynamiques évolutives de manière aussi convaincante le darwinisme moderne. Je pense que c'est très largement vrai, mais cela est aussi une manière de botter en touche.
Or il existe plusieurs catégories de réponses expérimentales précises à cette question. De nombreuses simulations et modélisations informatiques, permettant de tester des scénarios différents et des échelles de temps énormes viennent depuis des années au secours de la théorie de l'Evolution. Mais comme cela ne suffit pas à convaincre quelques sceptiques réfractaires à ces nouveaux modes de validation, il est toujours agréable de lire des papiers comme celui de Paegel et Joyce. Ceux ci ont en effet mis au pont un dispositif d'évolution moléculaire au laboratoire permettant de mesurer expérimentalement l'évolution de molécules d'ARN (proches de l'ADN) soumises à pression de sélection. L'idée est que certains de ces ARN appelés « ribozymes » ont un rôle double : ils portent de l'information génétique comme de l'ADN, mais ils ont aussi un rôle d'enzyme comme une protéine. Le concept de la manip est alors cyclique : on synthétise des ARN de séquence partiellement aléatoire, on les mélange, on les soumet à pression de sélection, on ne garde que ceux qui sont les plus efficaces, on s'en sert comme base pour les resynthétiser ( en incluant quelques mutations de temps en temps) et on repart pour un cycle... Vous voyez l'idée : en partant d'une population de ribozymes très hétérogène, on finit progressivement par n'avoir que des ribozymes très très très efficaces, et ce grâce une dynamique de hasard (les mutations) / sélection. Et au vu de l'amélioration constatée des performances de la molécule finale, on constate sans ambiguïté que le darwinisme moléculaire, ça marche... C'est depuis quelques années une démarche expérimentale menée dans plusieurs laboratoires, notamment, en France, celui de Marie-Christine Maurel à l'Institut Jacques Monod. L'article que je vous signale aujourd'hui, « Darwinian Evolution on a Chip » (en accès libre, comme tous les articles publiés sur la plateforme PLOS) n'est donc pas révolutionnaire, si ce n'est sur la technique mise en oeuvre puisque tout est automatisé, contrôlé par ordinateur, et centralisé sur une « puce » (« Chip ») . Ce qu'ils appellent puce, ici, est un petit réacteur qui centralise tous les produits, muni de valves et pompes permettant de prélever ajouter les constituants nécessaires à chaque phase du cycle. La limidité et l'efficacité de ce dispositif est vraiment époustouflante et leur permet d'obtenir des améliorations d'efficacité de fonctionnement de leur molécule initiale, après mutations/sélections, de 90 fois. Total respect donc pour cette contribution à un darwinisme expérimental, mais aussi palme d'or du titre d'article marketing, avec d'une part « Darwinian » qui est un mot clé très efficace, et « chip » terme très à la mode en biologie actuellement pour parler de dispositifs qui permettent de réaliser des centaines de réactions en parallèles sur des très petites surfaces (puces à ADN, voire à protéines...)