Cet article est en grande partie fondé sur les publications d'Anthony Masure, chercheur en Design, dont on peut trouver le site à l'adresse suivante :https://www.anthonymasure.com.
Les captures d'écran accompagnant cet article ont été effectuées le 1er Avril 2022 à minuit, heure française.
Les modèles économiques du multijoueur en ligne
Originellement, le pay-to-play est un jeu qui fonctionne sous forme d'abonnement : vous payez mensuellement pour avoir le droit d'accéder au jeu en ligne. L'exemple-type est le MMORPG : World of Warcraft est le plus connu de ces modèles.
Puis il y a le pay-to-win où il faut payer afin d'accéder à la plus grosse partie du contenu, ou bien aux accessoires essentiels pour gagner. Ce modèle est en bout de course. Candy Crush Saga1 offre un bon exemple de ce modèle fondé sur l'addiction du joueur et le ciblage de populations davantage susceptibles de ne pas comprendre qu'elles sont en train d'effectuer des achats dans le jeu, ou de tomber dans la dépendance. Un épisode de South Park, « Freemium isn't free » y est consacré, mettant en lumière le modèle des jeux conçus pour être addictifs, qui ciblent les enfants en particulier.
Enfin, le modèle qui a sans doute le plus de succès aujourd'hui est le free-to-play : un jeu gratuit qui vous propose des achats cosmétiques, c'est-à-dire qu'ils n'influenceront pas le résultat de la partie. Incluant des achats de prestige ou de de plaisir, ces jeux sont parfois entièrement gratuits (League of Legends) ou proposent un mode multijoueur dès l'achat (la série Halo).
À titre indicatif, le rapport 2020 de SuperData2, défunt département spécialisé dans le jeu vidéo de l'agence de marketing et de mesure d'audience Nielsen, indiquait que ce secteur d'activité représentait une industrie de 128 milliards dollars annuels – dont la part du lion (78%) est attribuée au free-to-play.
Voilà pour le contexte : le nouveau modèle du pay-to-earn, s'il réalise ses promesses, renversera durablement la donne, et ceci pour une multitude de raisons. On se focalisera ici sur la principale : l'économie du jeu est connectée à l'économie réelle.
Créer de la valeur en jouant : un travail ?
Le mouvement du play-to-earn, le « jouer pour gagner » peut paraître très compliqué ou très simple selon qu'on le prend par le concept ou bien par la pratique.
Commençons donc par un exemple concret. Aux Philippines, un joueur d'Axie Infinity qui y consacre un certain nombre d'heures peut gagner entre 1 500 et 3 800 pesos philippins par jour, alors que le salaire minimum serait de 395 pesos philippins2. À titre indicatif, l'office national des statistiques indique que le revenu moyen mensuel est de 16 486 pesos philippins en 20203.
Axie Infinity promet donc une amélioration substantielle du niveau de vie d'un travailleur pauvre, qui pourrait obtenir un revenu minimum mensuel de 45 000 pesos, ce qui le situerait à la neuvième place du palmarès des activités les mieux rémunérées du pays4.
C'est en apparence un tour de passe-passe singulier qui s'explique par le fait que la monnaie du jeu, nommée Smooth Love Potion (abrégée en SLP) peut être échangée contre de la monnaie « réelle », autrement dit qui a cours ailleurs. Les transactions dans les autres jeux sont à sens unique, un achat débloque du contenu dans le jeu. Mais ici, le contenu du jeu peut être vendu et transformé: les SLP s'échangent contre des cryptomonnaies, qui elles-même permettent d'acquérir du peso philippin. Mais désormais, de plus en plus de commerces aux Philippines acceptent des transactions en SLP directement, pour payer son loyer par exemple.
Axie Infinity n'offre pas de nouveauté en termes de jouabilité : le joueur possède des créatures, toutes uniques, aux caractéristiques plus ou moins rares, qui se battent entre elles et participent à des quêtes contre des récompenses – en SLP notamment. Ce sur quoi il faut attirer l'attention, c'est la rareté des créatures (nommées Axies) qui produit leur valeur : sur le marché du jeu (marketplace.axieinfinity.com)5 elles s'achètent en Ethereum, monnaie virtuelle. Leur valeur d'échange peut aller de 17 dollars à 2 millions et demi (de dollars) au moment de l'écriture de cet article.
Ces prix sont relatifs aux caractéristiques plus ou moins rares attribuées à ces créatures qui les rendent plus ou moins puissantes, et donc plus ou moins susceptibles de rapporter davantage de récompenses.
Des travailleurs « boursiers »
L'investissement initial requis pour jouer est de 3 créatures, qui sont des NFT (Non-fungible tokens). Ce sont des objets virtuels qui s'achètent, et en plus constituent une monnaie d'échange comme le Bitcoin. Désormais le coût des bestioles pouvant s'avérer prohibitif (350 dollars en juillet 20216), de nouvelles entités (Axie University, BlackPool Academy, Axie Infinity US...) apparaissent, qui proposent des « bourses » sur le principe des université aux États-Unis : elles prêtent des créatures aux joueurs, en échange d'une portion de leurs revenus dans le jeu.
De même que la rareté dicte la valeur d'une créature, d'autres acquisitions dans le jeu voient le jour, telle la propriété des terrains, qui crée de l'immobilier virtuel. Dans un mouvement d'imitation du réel, les développeurs du jeu cherchent des débouchés à leur économie permettant à leur monnaie de continuer de s'apprécier.
De sorte que sous le capot flambant neuf d'un nouveau modèle, on retrouve quelque chose d'assez classique. Le risque existe même que ce jeu soit en fait une pyramide de Ponzi7, où les rémunérations des joueurs viennent des nouveaux arrivants. Si c'est le cas, dès que cette source sera insuffisante, le reste s'écroulera, faisant perdre tout leur investissement à ceux qui n'auront pas réussi à se faire rembourser.
Mais précisons tout de même que le constat pour le moment est celui de l'assurance d'un revenu pour des travailleurs déjà pauvres et déjà précaires. Dans l'immédiat, il faut rappeler que le digital labour tend à reproduire les inégalités Nord-Sud : la main d’œuvre la moins chère est mise au travail à distance, parfois suivant des schémas de sous-traitance complexes.
Pour donner deux autres exemples : les malgaches sont employés par des entreprises ayant des clients francophones8 pour répondre à des mails, et les Philippins sont employés à modérer Facebook et nettoyer la plate-forme de toutes ses images insoutenables9.
Le mythe de la monnaie et la magie du travail
Agrandissement : Illustration 2
Axie Infinity se prévaut d'être le premier jeu en investissements d'Ethereum au monde : plus de 3 milliards de dollars y auraient déjà été investis par ses joueurs10. La capture d'écran ci-dessus montre le volume des transactions sur les trente derniers jours en date du 1er avril 2022 : 12 354 Ethereums, soit 40 millions de dollars.
Les « cryptomonnaies » le rappellent assez bien : la monnaie ne fonctionne que parce qu'on lui fait confiance. Dans le cas de l'euro ou du dollar, c'est l'institution de la banque centrale qui garantit sa valeur. Puis arrivent le Bitcoin, l'Ethereum, le Dogecoin. Celles-ci ne sont pas garanties par des institutions financières et des Etats (mais cela change, les banques et les états tendant à les investir), mais par la blockchain, qui a pour principe de garantir l'authenticité des transactions en les rendant publiques et décentralisées.
Alors réapparaît une évidence que l'on avait oubliée : la monnaie transaction n'existe qu'en tant qu'elle est admise par les parties prenantes de l'échange.
Une autre croyance réside dans la production de valeur par le travail. Lorsqu'une activité est qualifiée de travail, et doit ou devrait être rémunérée, c'est qu'on admet qu'elle produit quelque chose qui ne serait pas là sans elle, un surplus.
C'est une construction sociale en évolution constante : on discute par exemple de faire entrer dans son périmètre le travail reproductif de la maison, ou de reconnaître les études comme travail méritant salaire. Au contraire, on peut estimer qu'il existe quantité de Bullshit Jobs inutiles, voire destructeurs.
Nombre de critiques très pertinentes sont déjà formulées par les professionnels du jeu vidéo, et le modèle play-to-earn doit encore résister à l'épreuve du temps. Il a cependant pour mérite de rappeler que la valeur attribuée au travail et à la monnaie est surtout celle que nous voulons bien lui donner.
1https://nypost.com/2019/05/08/lawmaker-targets-candy-crush-other-apps-with-ban-on-pay-to-win-schemes/
2Blackpool Academy https://blog.blackpool.finance/blackpool-academy-community-highlights-2/
3Attention cependant : la méthodologie pour l'enquête porte sur une sélection d'occupations et de secteurs d'activité . https://psa.gov.ph/occupational-wages-survey
4Ibid.
5https://marketplace.axieinfinity.com
6https://www.anthonymasure.com/articles/2021-11-singulariser-multiple-nft-artistiques
7https://www.anthonymasure.com/articles/2022-02-play-to-earn
8Voir Les travailleurs du clic, France Télévisions, février 2020
9https://www.arte.tv/sites/corporate/les-nettoyeurs-du-web-the-cleaners/
10https://whitepaper.axieinfinity.com/