Antony Loewenstein est un journaliste d’enquête indépendant, auteur de nombreux ouvrages et de plusieurs documentaires. Il est également cofondateur de Declassified Australia. Il a écrit pour le New York Times, The Guardian, The Washington Post, ou encore Al Jazeera, entre autres. Il était basé au Sud-Soudan en 2015, et à Jérusalem-Est entre 2016 et 2020. Cet entretien réalisé début novembre 2023 est centré autour de sa publication la plus récente, The Palestine Laboratory : How Israel Exports The Technology Of Occupation Around The World, non encore traduit en français. Des citations de l’ouvrage parsèment l’entretien afin de l’enrichir.
L'entretien en entier est accessible gratuitement sur le site d' Élucid.
Une copie numérique de son livre, en anglais, est disponible gratuitement sur le site de son éditeur, qui a décidé de proposer plusieurs ouvrages en libre accès sur le conflit, en solidarité avec la Palestine.
« Israël a développé une industrie de l’armement de classe mondiale, avec des équipements opportunément testés sur les territoires occupés palestiniens, puis commercialisés sous le label “testé au combat”. Tirant profit de la marque “Tsahal”, les entreprises israéliennes de sécurité ont réussi à se placer parmi les mieux réputées au monde. Le laboratoire de la Palestine est alors un argument de vente singulier d’Israël. »
Thomas le Bonniec (Élucid) : Lors des attaques du 7 octobre 2023 par le Hamas, l’un des éléments soulignés par les commentateurs internationaux a été la facilité apparente avec laquelle les assaillants ont réussi à échapper au réseau de surveillance israélien. Il semblerait qu’ils aient aisément réussi à pratiquer des brèches dans le mur qui entoure Gaza, alors que celui-ci est réputé pour sa sophistication et ses dispositifs de haute technologie. Est-ce que cela signifie que les systèmes de surveillance sont inefficaces ?
Antony Loewenstein : L’une des choses qui sont très claires depuis le 7 octobre, c’est, je pense, l’hubris et l’arrogance de l’armée israélienne. Bien sûr, il y a beaucoup de choses que nous ne savons pas encore, et j’imagine que nous en apprendrons davantage dans les mois et les années qui viennent. D’après ce que j’en comprends, en parlant avec plusieurs sources, et après avoir lu des rapports intéressants, il semblerait que plusieurs choses se soient produites. Mais la plus importante pour moi, c’est l’hubris. Je crois qu’elle a aveuglé un bon nombre de membres de l’establishment militaire et politique israélien.
Il y avait cette impression que le Hamas était en quelque sorte satisfait de gouverner les 2,3 millions de Palestiniens à Gaza – qui vivent dans la plus grande prison à ciel ouvert au monde – d’y maintenir son pouvoir et son influence, et qu'il n’envisageait pas quelque chose d’aussi énorme. Parce que s’il le faisait, il s’exposait à des bombardements écrasants.
Il y a quelques autres détails. J’ai lu que pendant le courant de l’année dernière par exemple, Israël a cessé d’écouter les radios et les walkies-talkies du Hamas, en croyant que les membres du Hamas n’y disaient plus rien d’intéressant, et que ça ne valait pas la peine de continuer de les surveiller. On peut attribuer cela à de l’arrogance.
Ensuite, il y a la NSA, qui est le réseau de collecte d’information le plus vaste au monde. Ils écoutent les Israéliens quotidiennement. Ils ont trois ou quatre cents agents qui parlent hébreu et dont le travail principal est d’espionner Israël. C’est leur boulot, et ce n’est pas la même chose qu’aider Israël à déjouer des attentats, disons du Hamas ou du Hezbollah. Et il semblerait que les États-Unis se soient laissés surprendre également. D’après ce que j’en comprends, ils ne surveillaient pas du tout le Hamas. Ils présumaient qu’Israël avait ça sous contrôle.
Et il semble également qu’un certain nombre de membres du Hamas travaillant pour Israël en tant qu’espions aient retourné leur veste. Ils auraient transmis de fausses informations, racontant en somme que le Hamas était satisfait de maintenir ce qu’on pourrait qualifier de « paix inconfortable », une sorte de Guerre froide, et qu’ils n’envisageaient certainement pas de provoquer une escalade dans la confrontation avec Israël.
Enfin, le dernier élément que j’ai à ajouter, et encore une fois, il est difficile de savoir, mais j’ai l’impression que certains dirigeants du Hamas qui ont participé à la planification des attaques ne s’attendaient pas forcément à ce qu’elles soient aussi dévastatrices. J’entends par là que plusieurs dirigeants ont déclaré, depuis le 7 octobre, que leur objectif était d’entrer dans Israël, de prendre des soldats en otage, de les emmener dans Gaza, et de les échanger contre des prisonniers palestiniens.
Je ne suis pas certain d’y croire, en raison du niveau de brutalité des combattants du Hamas dans le sud d’Israël, et du niveau d’organisation, de planification, de connaissance nécessaires, qui ne pointent pas dans la direction d’une petite opération pour enlever quelques soldats et repartir.
Et le Hamas est probablement en train de découvrir ce qui allait de toute façon se produire, qui est la réplique extrêmement brutale d’Israël. Je pense que le Hamas a commis une erreur stratégique catastrophique. En lançant cette attaque, ils ne seront plus maîtres de Gaza à la fin de l’opération israélienne. Et ensuite, il y aura dans les mois et les années qui viennent une campagne globale d’assassinats contre la totalité de ses dirigeants. Et le monde occidental – y compris la France – la soutiendra sans réserve.
Il est difficile de voir ce qu’y gagne le Hamas finalement. Je ne vois tout simplement aucun gain stratégique pour eux. Ce qui me fait penser qu’ils ont soit commis une profonde erreur de calcul, ou qu’ils ont présumé qu’ils entreraient dans une guérilla avec Israël qu’ils pourraient potentiellement gagner. Mais je ne crois pas que ça soit la deuxième option, donc c’est un raté total d'un point de vue stratégique selon moi.
Élucid : On a souvent l’impression que les systèmes de surveillance, en particulier lorsqu’ils sont militarisés à ce point, sont ubiquitaires, omniprésents. Est-ce une fausse impression ?
Antony Loewenstein : Israël, comme les États-Unis – et je présume la France, car tous les pays occidentaux procèdent de la même manière –, a consacré les vingt dernières années à s’appuyer essentiellement sur de la surveillance numérique et des avancées technologiques, et beaucoup moins sur du renseignement humain. Je crois qu’Israël est tombé dans un piège, celui de croire que la vidéosurveillance, l’immense mur séparant Israël et Gaza, et son vaste réseau d’espionnage – à la fois des civils et des représentants du Hamas – suffiraient.
Finalement, je crois que cela montre, quel que soit le degré de sophistication apparent d’un système de surveillance, qu'il est tout de même extrêmement lacunaire. En d’autres termes, Israël promeut dans le monde entier des technologies incroyablement invasives, que ce soient des logiciels de surveillance ou d’autres choses, et elles sont effectivement utiles aux services de renseignement. Par exemple, pour viser un dissident ou un activiste défendant les droits humains en Arabie Saoudite ou en Inde, ou ailleurs.
Il semble également assez clair – car ce gouvernement est le plus à l’extrême droite de toute l’histoire d’Israël – que nombre de ses membres sont très focalisés sur l’annexion de la Cisjordanie. En cherchant à apporter un soutien beaucoup plus important aux colons israéliens fondamentalistes, ils ont pu, à un moment, cesser de prêter attention à Gaza.
Mais c’est beaucoup plus qu’un échec du renseignement. Bien sûr, c’est vrai, c’est juste factuel. Mais c’est en réalité surtout un échec politique profond. Car Israël a continué d’agir sur la prémisse fausse qu’il est possible d’enfermer la population palestinienne pendant des années, indéfiniment, probablement pour toujours, et que personne ne va jamais résister. C’est juste de la folie. Il n’y a aucun parallèle historique qui démontre que cela puisse fonctionner. L'Irak et l’Afghanistan, le Vietnam dans les années 1960… Les gens vont résister. Et ça sera moche et violent.
Je ne soutiens pas une seule seconde ce qu’a fait le Hamas. Je crois que c’était une catastrophe. Mais c'est l'échelle de l'opération qui m'a surpris, et non le fait qu’il y ait une résistance à l’occupation israélienne. Parce que je connais la réalité de ce qu’il se passe à Gaza. Je n’y vis pas, mais j’y ai passé du temps. Je ne suis pas Palestinien, bien sûr. Mais cette quantité de frustration et de colère des Palestiniens, après avoir été enfermés pendant des années, sans fin, cela finit forcément par exploser un jour ou l'autre.
Que pensez-vous de la réponse militaire israélienne après le 7 octobre dernier ?
Elle est à la fois tristement et incroyablement prévisible. Pendant ces quinze dernières années, Israël a fait le choix, et Netanyahou – il était ministre la plupart du temps – de laisser le Hamas au pouvoir. Il y avait une guerre tous les deux ou trois ans, qui faisait beaucoup de dégâts des deux côtés. Un très grand nombre de Palestiniens était tué, un petit nombre d’Israéliens était tué, et ils retournaient à cette espèce de paix inconfortable.
Après le 7 octobre, ça n’était plus possible. Israël allait faire pleuvoir les bombes sur Gaza. Il y a maintenant au moins 10 000 civils tués, et ce chiffre est sans doute une sous-estimation. Une dévastation absolue, des quartiers entiers rasés, Gaza coupée en deux entre le nord et le sud, environ un tiers des maisons à Gaza détruites…
J’essaie de rester en contact avec mes amis à Gaza, et vous pouvez l’imaginer, la communication est très difficile. Jusqu’à présent et pour ce que j’en sais, ils sont vivants et les messages qu’ils m’envoient sont à briser le cœur. Leurs maisons sont en train d’être détruites, ils n’ont pas assez à manger, ils n’arrivent pas à trouver de l’eau propre, ils sont obligés de boire de l’eau sale… Et la « communauté internationale » – les États-Unis et l’Union européenne pour les nommer – est en train d’apporter son soutien total à Israël. Les dirigeants européens et Joe Biden disent « oui, nous voulons vraiment qu’ils respectent le droit de la guerre », mais ensuite ils envoient des centaines de millions de dollars d’armes pour soutenir Israël. C’est ça qui est important. Pas les mots. Les actes.
Donc je pense que la réponse israélienne est massivement disproportionnée, brutale et illégale, avec un grand nombre de crimes de guerre qui sont en train d’être commis. Et je crois qu’un grand nombre de personnes ayant soutenu Israël – au moins brièvement après le 7 octobre – sont progressivement désabusées avec ce qu’il se produit, parce qu’ils perçoivent, correctement, que c’est une guerre contre les civils palestiniens. Comme si cela pouvait résulter en autre chose qu’encore plus de guerres et de conflits pour les générations à venir de Palestiniens qui voudront, sans surprise, résister aux actions israéliennes.
Lorsque la guerre sera finie, il faudra à ce moment qu’une autorité soit installée à Gaza, pour s’occuper des écoles, des hôpitaux, des infrastructures. Et Israël est déjà en train de lancer l’idée de faire quelque chose de similaire à la Cisjordanie. Que ce soit une gestion par l’Autorité palestinienne, ou une sorte de coalition internationale de pays et de Casques bleus, je ne sais pas, c’est encore en chantier. Mais l'Autorité palestinienne est corrompue et complice ; elle fait le jeu d’Israël. Miser sur elle nous mène tout droit au désastre.
« La nécessité de vivre ensemble et en paix pour les Israéliens et les Palestiniens est évidente depuis longtemps, mais elle est rejetée par ses opposants qui la qualifient d’irréaliste. L’intellectuel palestinien Edward Saïd disait à un journaliste du journal canadien Globe and Mail en 1986 : "Tous les Israéliens savent qu’ils n’ont pas d’option militaire contre nous. Qu’est-ce qu’ils vont faire ? Tuer tout le monde ? Alors certains parmi nous disent, on continue de se battre. Et on continue de dire, nous allons vivre ensemble, avec vous. Que quoi qu’il arrive, nous sommes leur ombre". Pourtant, les positions extrêmes et la perspective d’expulsions massives des populations arabes sont de plus en plus populaires. »
La suite de l'entretien est disponible en accès libre sur Élucid.