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Billet de blog 16 décembre 2022

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Musk, ce Bolloré américain

Depuis le rachat de Twitter par Elon Musk, un feuilleton tragi-comique se déroule au quotidien. Mais l'événement de ce matin était plus significatif que les autres : Elon Musk a commencé à censurer des journalistes présents sur sa plateforme.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Elon Musk a acheté Twitter en octobre dernier. Passons sur les nombreuses péripéties qui accompagnent cet événement, je voudrais ici m'arrêter sur la toute dernière actualité. Elle m'a semblé plus importante que le flux constant d'informations et de polémiques autour de la « liberté d'expression », dont se gargarise le milliardaire.

C'est autour de cette notion floue que tournent également la plupart des critiques. On remarquera, comme le fait le journaliste Olivier Tesquet1, que Twitter est une plateforme privée :

« Le dernier volet des "Twitter Files" confirme l'image de la plateforme en tribunal privé prenant à la hâte des décisions qui devraient faire l'objet d'une procédure contradictoire. »

Et non, elle n'est pas obligée de se soumettre aux contraintes relatives à la presse (légales et éthiques), ni à celles d'une entité publique (en gros, on ne peut pas censurer n'importe comment). C'est une entreprise, qui se fait passer pour une « place publique » (littéralement).

Musk nous l'a rappelé crûment ces derniers temps, en fuitant les « Twitter Leaks » à des journalistes sélectionnés pour leur complaisance2. On y voit qu'effectivement, les règles de modération sont discrétionnaires et que le fonctionnement du réseau social est typique d'une entreprise pyramidale avec un PDG à sa tête – chose qu'on oublie trop souvent.

Que ce dernier soit obnubilé par sa personne et qu'il soit réactionnaire me semble tout à fait secondaire. Ce qui compte, c'est qu'il fait ouvertement usage de son arbitraire.

Nous en venons donc à l'événement de ce matin, et qui, comme absolument tout dans cette saga, risque de connaître des coups de théâtre inattendus.

Sur les places qui débordent, j'écris (plus trop) ton nom

Elon Musk a commencé à virer des journalistes de sa plateforme3. Pas des « petits » ou des indépendants : des professionnels de CNN, du Washington Post et du New York Times4. Cela fait suite, semble-t-il à sa décision de censurer les comptes de Jack Sweeney, qui suivait les déplacement en jet d'un certain nombre de célébrités, dont Musk lui-même. Les journalistes en question ont donc eu la mauvaise idée de l'interviewer, ou de partager des extraits de son interview.

L'initiative de Sweeney a depuis été imitée en France : le compte I_fly_Bernard5 en particulier avait acquis de la notoriété, mettant en perspective la dépense énergétique du jet de Bernard Arnault. Le sujet a fait polémique pendant l'été 2022, lorsque le thermomètre frôlait les 40 degrés : fallait-il donner la priorité à la protection des données personnelles, ou au droit d'informer ?6

A mon sens l'intérêt public devenait évident lorsque la conversion des trajets de milliardaires se faisait en années de bilan carbone annuel moyen. On peut se demander s'il fait sens de tenter de minimiser sa consommation énergétique lorsqu'en un mois 5 jets privés produisent, en tonnes de CO2, « l'équivalent de la pollution d'un français moyen pendant 25 ans »7.

Et Musk, qui avait dit au départ, « mon engagement pour la liberté d'expression est tel que je ne supprimerai pas le compte qui suit mon avion, même si c'est un risque direct et personnel »8, a décidé de changer son fusil d'épaule. Il est soudain devenu un apôtre de la protection de la vie privée. Il rejoint ainsi la position de Guillaume Champeau, qui avait, lors du débat de l'été, dit que la primauté absolue était celle de la protection des données personnelles. Il l'a d'ailleurs écrit dans un tweet : mais si Musk lui donne raison, il n'est pas d'accord sur la méthode.

« J’ai déjà dit pourquoi j’étais contre ce genre de compte, mais que Musk demande à ses équipes une telle mesure discrétionnaire démontre bien le problème de permettre aux propriétaires de grands réseaux sociaux d’y exercer tout à la fois les rôles de législateur, policier et juge »9

Étant lui-même journaliste, je comprendrais effectivement qu'il soit gêné par la tournure des événements. Et je me demande combien de temps vont survivre les comptes français qui ont suivi l'exemple de Jack Sweeney.

Musk, ce Bolloré américain

Ce tout dernier épisode, où Musk commence à virer tous les critiques qui le gênent aux entournures, ne m'étonne pas vraiment : là où c'est intéressant, c'est que ça me rappelle un autre milliardaire. Vincent Bolloré.

On connaît, c'est bien documenté, l'exécution des Guignols de l'info, les mesures de rétorsion à l'encontre de Jean-Baptiste Rivoire (et j'en profite pour saluer le travail de son nouveau média, Off Investigation10) à Canal. On repense à la prise de contrôle d'Europe 1, qui a motivé le départ d'un grand nombre de journalistes11. Et surtout, la machine Bolloré, ce sont les procès12 systématiques13 qu'il14 intente15 à la presse et aux journalistes qui couvrent ses activités en Afrique de l'Ouest – une pratique rendue à l'antenne par la grosse colère de Cyril Hanouna lorsque le député Louis Boyard en parle sur le plateau d'une émission dont je tairai le nom.

En fait, c'est surtout la continuité entre ces histoires, et l'absence de lien explicite qui est faite entre elles qui me frappe. Elon Musk n'est jamais qu'un autre avatar du grand chef d'entreprise tyrannique, dont le pouvoir est absolu, qui invente les règles et les change quand ça l'arrange.

Bolloré est issu d'une grande famille d'industriels, archétype du capitalisme à la française (colonial, vieille France, très intégré avec le pouvoir politique). Musk, sud-africain dont le père est affairiste dans l'immobilier et connu pour être propriétaire d'une mine d'émeraudes, a réussi à se placer dans le secteur du numérique et des « nouvelles technologies ».

S'ils viennent de traditions capitalistes différentes, ils ont exactement le même regard sur leurs investissements. Ils comprennent que la propriété d'une grosse machine de propagande médiatique leur assure un pouvoir énorme, en termes de mobilisation de l'opinion, de manipulation de l'information, et évidemment, de censure lorsque ça les arrange17.

Le sens de la démesure

Et surtout, il me semble que l'ancienne équipe dirigeant Twitter avait compris qu'il fallait un compromis avec ses utilisateurs : une grande partie de sa légitimité procédait du fait que des journalistes, des experts, des activistes et des élus pouvaient partager des informations sans passer par le filtre préalable d'une rédaction (et oui, Twitter filtre aussi les informations, mais autrement18).

Je peux me tromper, mais je vois dans cette « purge » un indicateur bien plus sérieux de la fin de cette plateforme que, par exemple, le licenciement de la moitié des salariés dès octobre. L'histoire qui me vient à l'esprit est celle de la poule aux œufs d'or. A force de vouloir rentabiliser Twitter à tout prix, Musk vient peut-être d'éventrer la poule. C'est une différence fondamentale avec Bolloré qui, s'il n'est pas le plus discret des milliardaires, tente de préserver le vernis d'objectivité auquel prétendent ses entreprises de presse.

La bonne nouvelle, c'est que l'hémorragie causée par l'achat de Twitter est en train de saigner Elon Musk à blanc. La valeur de l'action Tesla a été divisée par deux depuis le début de l'année, et il a dû vendre pour 7 milliards (en dollars) d'actifs personnels ces trois derniers mois – pour ce qu'on en sait publiquement.

Enfin, cette histoire de censure des journalistes et des activistes ne serait pas complète sans parler de ce que l'on perd avec Twitter. Des communautés entières, des réseaux d'entraide, du savoir accumulé... Bref, le travail patient et informé de nombre de ses utilisateurs19. Twitter continue d'être utile, par exemple aux activistes ukrainiens qui s'organisent pendant la guerre ou à la révolte en Iran. On sait – bien ou mal – que les réseaux sociaux ont permis l'organisation d'actions collectives à grande échelle.  Désormais, les ukrainiens (et leurs alliés) disent qu'ils sont de plus en plus victimes de shadow bans20, leurs comptes suspendus ou supprimés régulièrement, et ce de manière croissante depuis que Musk a pris le contrôle21.

Et avec la suppression de ces comptes de journalistes, c'est comme si le dernier tabou était tombé. On peut éventuellement se réjouir de l'hybris dévorante de Musk, qui devient autophage. Mais même si je n'ai pas de compte sur Twitter, j'ai de la tristesse pour tout le travail et les archives qui risquent d'être perdus, comme des larmes dans la pluie22.

1https://nitter.snopyta.org/oliviertesquet/status/1601500155752370176#m

2https://nitter.snopyta.org/mtaibbi/status/1601352083617505281#m

3https://www.theguardian.com/technology/2022/dec/15/twitter-suspends-accounts-journalists-musk

4https://nitter.snopyta.org/oneunderscore__/status/1603551884748460034

5https://nitter.snopyta.org/i_fly_bernard

6https://linc.cnil.fr/le-grand-detournement-les-donnees-de-vol-et-les-jets-prives

7https://nitter.snopyta.org/i_fly_Bernard/status/1589343674399600640#m

8https://nitter.snopyta.org/elonmusk/status/1589414958508691456#m

9https://nitter.snopyta.org/gchampeau/status/1603115454582906880#m

10https://www.off-investigation.fr/

11https://www.telerama.fr/radio/departs-a-europe-1-lhemorragie-continue-cnews-sinvite-deja-sur-les-ondes-6928492.php

12https://www.ouest-france.fr/economie/entreprises/bollore/des-medias-denoncent-les-coups-de-pression-de-vincent-bollore-5521443

13https://www.lesinrocks.com/actu/bollore-utilise-t-harcelement-judiciaire-faire-taire-journalistes-60452-31-07-2016/

14https://www.france24.com/fr/info-en-continu/20210622-bollor%C3%A9-condamn%C3%A9-pour-proc%C3%A9dure-abusive-contre-un-journaliste-un-troisi%C3%A8me-proc%C3%A8s-ordonn%C3%A9

15https://basta.media/Plainte-en-diffamation-Bollore-perd-son-proces-contre-Bastamag

17https://blogs.mediapart.fr/thomas-le-bonniec/blog/250322/infowashing-la-manufacture-du-consentement-numerique

18https://blogs.mediapart.fr/thomas-le-bonniec/blog/250322/infowashing-la-manufacture-du-consentement-numerique

19Et la migration de nombre d'entre eux sur Mastodon souligne l'intérêt du droit à la portabilité assuré par le RPGD, soit de pouvoir récupérer ses données et les transférer sur un autre réseau ou site similaire.

20https://nitter.snopyta.org/cossackgundi/status/1603427498179559424#m

21Une liste de comptes intéressante à suivre : https://nitter.snopyta.org/i/lists/1378399759992512516

22https://dev.viewtube.io/watch?v=HU7Ga7qTLDU&dark_mode=true&autoplay=1

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