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Billet de blog 18 mars 2025

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La LDH porte plainte contre Apple

La LDH a déposé une plainte contre Apple auprès du procureur de Paris le 14 février. Celle-ci vise le système d’enregistrements passant par Siri, l’assistant vocal des iPhones, iPads, Apple Watches... Fondée sur les preuves que je leur ai fournies, c’est à ma connaissance une première en Europe. Et peut-être le début d’une contre-attaque collective pour la protection des droits fondamentaux.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les assistants vocaux, mouchards embarqués

Le 26 juillet 2019 paraissait un article dans The Guardian révélant que « Les sous-traitants d'Apple entendent régulièrement des informations médicales confidentielles, des transactions de drogue et des enregistrements de couples ayant des relations sexuelles, dans le cadre de leur travail afin d’assurer un contrôle de la qualité, ou « d’évaluer », l'assistant vocal Siri ».

Deux jours avant, El Pais, quotidien espagnol, avait lui aussi parlé à des travailleurs chargés d’écouter ces enregistrements. Enfin, le 30 août, c’est à mon tour de témoigner (anonymement) dans Médiapart, cette fois pour des écoutes concernant la France.

Toutes ces histoires se recoupent. Des milliers d’enregistrements à écouter par jour, à Barcelone, à Cork en Irlande ou bien dans d’autres pays d’Europe et du monde. Un travail à la chaîne qui consistait à écouter des personnes enregistrées à leur insu, dévoilant leur intimité, et à connecter des données issues du dispositif à l'enregistrement prétendument anonyme. Dans les captures d’écran que j’avais rapportées, on voyait que ces projets cumulaient à chaque fois plusieurs centaines de milliers d’enregistrements pour chaque pays, et ils étaient relancés régulièrement tous les trimestres.

J’ai déjà raconté cette histoire des dizaines de fois depuis 2019. Les mêmes remarques reviennent régulièrement : « mais je n’ai rien à cacher », « de toute façon on n’y peut rien », « bravo c’est très bien, continuez ». Comme si l’impuissance caractérisait cette affaire. Lorsque j’ai témoigné à visage découvert pour la première fois début 2020, c’était dans l’espoir de relancer les enquêtes visant Apple. Sans succès.

L’affaire a repris début 2025 avec la proposition par Apple de régler à l’amiable une action de groupe en Californie. Les plaignants déclaraient avoir été enregistrés à leur insu et soupçonner que ce système ait pu servir à leur envoyer de la publicité ciblée. Olivier Tesquet, journaliste à Télérama est spécialiste des questions du numérique et de la surveillance. Lorsque nous sommes passés à l’émission La Grande Semaine sur M6, il précisait, à raison, que la collecte d’informations à caractère commercial pouvait passer par beaucoup d’autres moyens.

S’il n’est sans doute pas nécessaire d’activer constamment les micros pour vous proposer de la publicité ciblée, le doute s’installe, presque comme une légende urbaine. Et pour cause : le groupe Cox Media avait été pointé du doigt par le média 404 fin 2024, en se targuant d’utiliser un système d’ « écoute active » pour collecter des données à des fins publicitaires.

Alors oui, tous les géants du numérique sont concernés : Microsoft, Amazon et Meta sont tout autant responsables d’avoir mis en place un système de surveillance, et je ne traite ici que des enregistrements vocaux. Pourtant, cette affaire est symptomatique à la fois du caractère massif de la surveillance que l’on présume à caractère commercial et de l’impunité régnant dans le domaine du numérique. S’il y a bien une zone de non-droit, c’est celle-ci.

Une action au pénal pour défendre les droits fondamentaux

Il aura fallu cinq ans donc pour qu’une plainte soit déposée ce 14 février. Ce rôle aura été assumé par la Ligue des Droits de l’Homme, contrainte de se  substituer aux autorités qui auraient dû mener l'enquête. Elle s’empare de ce sujet au nom de son combat pour les libertés fondamentales. Car la vie privée et la protection des données personnelles sont des droits fondamentaux inscrits dans la charte de l’Union Européenne de 1995.

C’est ce qui rend la chose désolante : pourquoi aura-t-il fallu attendre aussi longtemps et laisser la responsabilité d’agir à la LDH ? Il y a bien des régulateurs (les agences de protection des données), des juges d’instruction, des élus, des responsables politiques. Des enquêtes auraient dû être ouvertes il y a bien longtemps et des perquisitions menées au siège européen d’Apple, en Irlande.

Je ne reviendrai pas sur l’inaction politique et judiciaire dans ce dossier – ça a déjà été fait. Plutôt que ressasser les causes, je voudrais dire que cette nouvelle séquence ouvre la perspective d’une contre-attaque.

Car à mon avis, c’est un interstice qui commence à s’ouvrir dans le contexte européen actuel afin d’envisager le numérique autrement, hors de la marchandisation des données et de la surveillance constante et massive – c’est-à-dire le capitalisme de la surveillance.

Lorsqu’Apple a proposé de clore l’action collective en Californie pour une somme dérisoire – 95 millions de dollars, soit 5 dollars par dispositif, dans la limite de 20 dollars par personne – ça a réveillé du monde en Europe.

La perspective d’une action au civil avec des groupes de plaignants comportant plusieurs millions de personnes, ça a de quoi effrayer ces grands groupes, qui savent que ces procédures peuvent leur coûter très cher à terme et ternir leur réputation. Afin d’appuyer cette démarche, la première étape est une plainte au pénal. C’est ce que la LDH a fait en France.

La vie privée est un bien commun

Il est très possible que d’autres suivent en Union Européenne, car tous les pays sont concernés ; et hormis quelques modifications marginales, Apple a continué de collecter des enregistrements de manière abusive depuis 2019.

L’initiative est donc du côté de la société civile : puisque les institutions chargées d’assurer la protection des droits fondamentaux des Européens sont restées immobiles, le moment est venu de demander des comptes nous-mêmes.

Voilà pour la perspective sur le moyen terme. Des associations de consommateurs avec des syndicat et des ONG spécialisées dans le numérique sont susceptibles de s’associer et de créer de larges coalitions représentant des milliers, voire des millions de plaignants sur des plaintes collectives.

Si cela vous intéresse et que vous êtes concerné-e pour Apple, vous pouvez dès maintenant vous signaler auprès de la LDH.

Surveillance de masse et autoritarisme politique

Maintenant, je voudrais revenir sur le contexte politique, car il y a deux choses importantes à dire à ce propos.

Tout d’abord l’élection de Donald Trump a précipité la rupture entre l’Union Européenne et les Etats-Unis. Cela se ressent dans la complaisance historique avec le secteur du numérique américain. Jusqu’ici, la Commission Européenne faisait son possible pour faciliter les transferts de données aux Etats-Unis, ignorant totalement la Cour de justice de l’UE. Là-bas, il n’existe pas de protection des données ou de la vie privée. Encore moins pour les ressortissants étrangers, et donc aucune garantie sur la récolte de données par des agences de renseignement.

Cela ne posait pas de problème aux dirigeants européens. Mais lorsqu’Elon Musk a commencé à faire campagne explicitement pour Alice Weidel, dirigeante de l’AfD, parti fasciste allemand, ça en a fait tiquer plus d'un. Y compris François Bayrou, qui mentionnait le milliardaire fan de saluts nazis dans son discours de politique générale début janvier.

Le numérique, élément fondamental de la domination étatsunienne, est une arme des surveillance et de déstabilisation massive désormais au service d’une internationale d’extrême-droite. Ce qui implique de remplacer un certain nombre de dirigeants et d’élus qui se voient directement menacés. Friedrich Merz, pourtant un conservateur et un atlantiste, a lui aussi identifié la menace maintenant qu'il se sent directement concerné.

Ensuite, l’autre actualité est plus française. Elle concerne les ennemis de la démocratie et de l’Etat de droit dans notre pays. Dans ce cas, leur incarnation est Bruno Retailleau, le ministre de l’intérieur qui a souhaité au prétexte de la « lutte contre le narco-trafic » faire voter une loi autoritaire pour intensifier la surveillance. Encore une. Dans ce texte fourre-tout, on trouve la possibilité d’élargir les autorisations d’activation à distance des micros et des caméras sur les téléphones. Cela ressemble à une mauvaise blague : déjà en juin 2023, une loi de programmation du ministère de la justice avait proposé la même chose. J’écrivais alors un texte intitulé : « Les objets connectés sont déjà des mouchards, la police est impatiente de s’en servir ».

Cet article avait été censuré par le conseil constitutionnel. Dans la loi qui est discutée en ce moment même à l’Assemblée Nationale, l’article qui concerne l’activation des micros a été supprimé en commission. Pourtant M. Retailleau a promis qu’il serait proposé à nouveau. Encore une fois, je me concentre sur les dispositifs d'enregistrement, mais d'autres mesures sont tout aussi condamnables. Dans son édition du 17 mars, Le Figaro en fait sa une et propose trois pages (2,4 et 6) de propagande au service du ministre de l’intérieur. Le danger n'est pas écarté, bien au contraire.

Surveillance commerciale, surveillance politique : même combat

Je conclurai mon propos de la manière suivante : laisser faire Apple, c’est donner des idées à Retailleau. S’avouer vaincus contre les GAFAM, c’est permettre une extension de ce régime de surveillance de masse au domaine politique, ce qui annonce une extinction de la démocratie – car elle est fondamentalement un espace où le dissensus et les oppositions doivent pouvoir exister sans crainte d’être persécutés.

Ce régime est susceptible de s'étendre encore davantage avec le développement massif de l'intelligence artificielle. Celle-ci est fondée sur le pillage massif de données personnelles et sur la mise au travail de millions de tâcherons du numérique. A ce propos, je ne saurais trop recommander le documentaire « Les sacrifiés de l’IA » coproduit par Story Circus et dont mon directeur de thèse, Antonio Casilli, est membre du comité éditorial.

Il est donc plus que temps de lancer la contre-offensive.

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