Réalisé le 24 mai 2024, l'entretien est disponible en libre accès et dans sa totalité sur le site d’Élucid.
Cette décision ne fait pas que souligner les contradictions dans la politique internationale de l’Union européenne, et son curieux mépris pour le Règlement Général sur la Protection des Données, elle rappelle aussi comment Israël fait usage d’outils de surveillance de masse sur les citoyens palestiniens à des fins répressives. L’interview de Marwa Fatafta s’inscrit dans la continuité de celle d’Antony Loewenstein réalisée il y a quelques mois.
Thomas Le Bonniec (Élucid) : Access Now et plusieurs autres organisations ont publié une lettre ouverte le 22 avril dernier, appelant la Commission européenne à réviser la « décision d’adéquation » pour le transfert de données entre l’UE et Israël, qui date de janvier 2024, c’est bien cela ?
Marwa Fatafta : Cette décision remonte en fait à 2011. C’était la première décision d’adéquation prise par la Commission européenne qui, pour simplifier, signifie qu’Israël est reconnu comme ayant le même degré de protection des données que l’Union européenne. Par conséquent, cette dernière peut autoriser la circulation libre de données, y compris personnelles, entre Israël et l’UE sans protections supplémentaires.
Plus récemment, en janvier, la Commission a confirmé cette décision d’adéquation après une révision au prisme du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD), pas seulement pour Israël, mais aussi pour un certain nombre d’autres pays avec un statut similaire. Et c’est en réponse à cela qu’Access Now, EDRI [European Digital Rights Initative] et plusieurs autres organisations de défense des droits humains, ont écrit à la Commission pour remettre en question la validité de cette décision pour plusieurs raisons. Certaines sont liées à la doctrine de l’UE, et d’autres sont liées aux agissements du gouvernement israélien, que ce soit au sein des frontières d’Israël ou bien dans les territoires occupés.
Élucid : Sur quels fondements vous basez-vous pour remettre en question l’idée qu’Israël dispose d’un système adéquat de protection des données personnelles ?
Marwa Fatafta : Il y en a plusieurs. Nous les détaillons précisément dans la lettre. L’un d’eux concerne la procédure en elle-même : les contributions de la part de la société civile ne sont pas connues. Le deuxième porte sur la manière dont cette décision contredit la doctrine de « différentiation » de l’Union européenne, qui fait une distinction entre l’État d’Israël au sein de ses frontières de 1967 et les territoires qu’il occupe, y compris Jérusalem-Est et les Hauts du Golan, tous deux annexés illégalement. Alors que cette décision concerne seulement Israël, cette distinction n'est pas clairement explicitée.
Et pour cause : Israël considère que Jérusalem-Est et les hauts du Golan font partie de son territoire. Et Tel-Aviv ne reconnaît pas le droit international et ses obligations humanitaires en Cisjordanie et à Gaza. Les garanties relatives à la protection des données ne s’appliquent pas aux Palestiniens sur ces territoires. Donc en somme, Israël ne traite pas les transferts supplémentaires de données (y compris européennes) vers les territoires occupés comme se faisant en direction de pays tiers.
Mais d’après le RGPD, tout transfert de données en dehors des frontières reconnues par l’UE devrait être considéré comme un transfert supplémentaire. Qui nécessiterait des garanties similaires au RGPD. Ce qui veut dire que, pour pouvoir affirmer qu’Israël dispose des garanties attendues par l’UE, son gouvernement doit également fournir des garanties similaires pour des transferts extérieurs. Ce qui inclurait la collecte et le transfert de données pour Jérusalem-Est, les hauts du Golan, la Cisjordanie et Gaza.
Il y a également des inquiétudes autour de l’État de droit en Israël, qui a finalement poussé la Commission à suspendre sa décision temporairement. Car elle ne tient pas compte des pouvoirs excessifs de l’appareil de sécurité nationale israélien ni de leurs opérations de surveillance et de collecte massive de données – qui ne sont pas alignées sur les standards de proportionnalité et de nécessité promues par le RGPD.
Donc il y a une contradiction fondamentale entre la doctrine de l’UE et cette décision ?
Exactement.
Pour la troisième fois, un accord de transfert de données a été signé entre les États-Unis et l’UE en juillet 2023. Les opposants à cet accord, dont Max Schrems et son association, Noyb, affirment que cet accord n’a pas de sens. Peut-être qu’il ne s’agit pas de la seule occasion où la Commission européenne prend une décision défaillante par rapport aux exigences du RGPD ?
En tant qu’organisation, nous avons travaillé sur Schrems I et Schrems II [décisions de la Cour de justice de l’UE qui ont annulé le premier et second accord de transfert de données]. Pour ce que j’en comprends, ces accords sont tombés précisément parce que les États-Unis n’offraient pas de garanties suffisantes quant à la protection des données.
Edward Snowden disait, en 2014, que les États-Unis transféraient les données issues des communications entre Palestiniens-Américains et leurs proches dans les territoires occupés à des agences de renseignement. Est-il possible que cette décision d’adéquation de la Commission européenne affaiblisse la sécurité des communications entre les résidents de l’UE et ceux qui se trouvent dans les territoires occupés et la Palestine ?
Il n’y a pas (encore) de rapports confirmant qu’Israël espionne des citoyens ou des résidents d’origine palestinienne en Union européenne. Mais cela n’est pas impossible au vu de ses pratiques intrusives et généralisées de surveillance. Le sujet de la surveillance normalisée et illégale des Palestiniens est bien documenté, et nous posons la question dans la lettre à la Commission européenne. Cette décision ignore complètement les opérations invasives et massives de surveillance menées par Israël, comme la collecte systématique et abusive de données sensibles (y compris biométriques) des Palestiniens. Sans même parler des logiciels espions, de la surveillance ciblée, de la reconnaissance faciale, etc.
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