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Billet de blog 22 décembre 2023

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Loi immigration : Macron torpille la directive des travailleurs des plateformes

En même temps qu'il fait voter un texte de loi empêchant l'accès à un statut légal des travailleurs étrangers en France, Emmanuel Macron vient de couler l'accord de directive européenne sur les travailleurs des plateformes. Désormais ouvertement raciste, son gouvernement fabrique activement du travail clandestin, piétinant les salariats français et européens.

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Illustration 1
lchaibi twitter 22 12 2023 © leila chaibi

Les travailleurs des plateformes : précaires et sans-papiers


Les livreurs UberEats sont désormais en grande partie des sans-papiers. Jérôme Pimot, cofondateur du CLAP (Collectif des Livreurs Autonomes de Paris), expliquait dans une interview pour Elucid, que j'avais réalisée en novembre 2022, que la troisième "vague" de travailleurs

« qui est venue sur les plateformes, ce sont les sans-papiers. Le plus souvent, on parle des migrants primo-arrivants venus d'Afrique de l’Ouest subsaharienne francophone, du Maghreb et du sous-continent indien, notamment du Bangladesh. Lorsqu'ils sont apparus sur les plateformes et qu'ils se sont donné le mot, il ne s'est trouvé personne pour s'en plaindre, c'est même plutôt le contraire »1

A ce moment-là, le projet de loi « Immigration » de Gérald Darmanin comporte encore son volet pseudo-social :

« Ce seront des « régularisations » au rabais, de seulement un an, cantonnées à des métiers particulièrement pénibles. Dès qu'un secteur ne sera plus en tension, il faudra aller vers un autre. Les travailleurs vont se retrouver à migrer non seulement entre les pays, mais aussi entre les secteurs en tension. Des sortes de « travaux forcés librement consentis ». Tout ça juste histoire de terminer le métro du grand Paris, les travaux des Jeux olympiques et de renflouer la restauration. En gros, l’Afrique pour sauver la France, mais, encore et toujours, pour pas trop cher. »2

En même temps que le secteur de la livraison s'est ubérisé et « plateformisé », celui des VTC a été progressivement occupé par des descendants de l'immigration, de la seconde génération, ceux que l'on appelle des habitants « des quartiers ». C'est ce qu'explique Sophie Bernard, dans son livre #Uberusés, qui porte le sous-titre suivant : « le capitalisme racial de plateforme ».

Voici la quatrième de couverture :

« Après l’immigré OS à vie et l’épicier maghrébin, le chauffeur Uber racisé se présente comme une nouvelle figure du système d’emploi. Si le déploiement des plateformes numériques marque l’avènement de formes renouvelées, voire exacerbées d’exploitation, il s’inscrit dans un capitalisme racial de plateforme reposant sur celle d’hommes racisés. L’enquête inédite menée auprès d’une centaine de chauffeurs Uber à Paris, Londres et Montréal est l’occasion d’aller à la rencontre de cette figure emblématique de l’« ubérisation » pour décrire la réalité de leur quotidien de travail. [...] Elles peuvent ainsi tirer parti d’une main d’œuvre disponible et docile qui, au moment même où elle croyait y échapper, se voit à nouveau assignée à « un travail pour immigré ». »

C'est d'ailleurs ce que disait Emmanuel Macron version candidat à la présidence en 2016 sur le plateau de Médiapart :

« Ce que je sais, c'est que les quartiers où Uber embauche, Uber comme d'autres qui sont français, embauchent ces jeunes, ce sont des quartiers où nous ne sait rien leur offrir. Rien ! Ni vous ni moi. Et la réalité, c'est qu'en effet, ils travaillent parfois 60 ou 70 heures pour toucher le SMIC. 3»

Cela résonnait alors déjà comme un aveu à demi voilé : « la fin du salariat », le travail au-delà des 35 heures, la disparition effective du salaire minimum, tout cela n'était qu'un épouvantail, rien à voir avec la réalité promise par ces plateformes, qui au contraire assureraient l'insertion par le travail, des conditions et une rémunération dignes.

Macron « VRP d'Uber »4

Le constat, sept ans plus tard, est bien sombre. Les révélations dites des « Uber Files » en juillet 2022 ont montré comment le président de la République a représenté explicitement les intérêts d'Uber pendant des années, une entreprise dans l'illégalité la plus totale, dont la réussite s'explique en grande partie parce qu'elle a été défendue par le ministre de l'économie, devenu président par la suite.

Mediapart le décrit ainsi à l'époque :

« Les documents internes de l’entreprise racontent comment, entre 2014 et 2016, le ministre a pesé de tout son poids pour favoriser la plateforme, dont le but était d’imposer une dérégulation rapide du marché du travail, et qui faisait face à une hostilité à peine cachée de François Hollande et du reste de son gouvernement.

[…]

Face aux perquisitions qui se multiplient en France dans ses bureaux, le vice-président d’Uber s’est étonné en interne que Macron ne maîtrise pas mieux l’agressivité de « ses » services. Un entretien entre le patron français, Thibaud Simphal, et Emmanuel Lacresse, le directeur de cabinet adjoint d’Emmanuel Macron, a même eu lieu sur ce point. Mais la DGCCRF dément avoir subi des pressions.

Le service UberPop, visé par un procès, sera finalement abandonné par l’entreprise avant sa condamnation. Mais les « Uber Files » révèlent que cet abandon a fait l’objet d’un deal avec le futur président : la fin d’UberPop contre l’engagement du ministre qu’il œuvrerait pour alléger les contraintes pesant sur le secteur des VTC. »

Jusqu'au bout, Emmanuel Macron a défendu les intérêts particuliers d'Uber contre les taxis. En 2016, il a convaincu Laurent Nunez, alors préfet des Bouches-du-Rhône, de supprimer un arrêté interdisant Uber, et il échangeait, alors qu'il était ministre de l'économie, des petits messages avec les lobbyistes d'Uber afin de les protéger des sanctions et des contrôles menés par les autorités administratives et par la police. Tout cela a été confirmé par la commission parlementaire présidée par la députée LFI Danielle Simonnet5.

Dans un article que j'avais écrit au moment de ces révélations, je citais l'économiste Cédric Durand, qui disait :

« Si Uber insiste tant sur l’indépendance des chauffeurs, c’est parce que leur requalification en salariés représenterait un surcoût très significatif, de l’ordre de 20 % à 30 % aux États-Unis. Son modèle, encore fragile sur le plan financier, n’est viable que par la mobilisation d’un travail payé au rabais, c’est-à-dire avec des revenus horaires qui se situent au niveau des bas salaires de la restauration et du commerce, dégrevé de coût des obligations d’employeurs. »6

Par conséquent, il était évident, dès le départ, qu'Uber avait absolument besoin de maintenir la situation de précariat de ses travailleurs. C'est pour cela qu'après s'être assuré une position dominante sur le marché des VTC, dérégulé par le ministre Emmanuel Macron, Uber entendait se battre coûte que coûte contre toute reconnaissance de lien de subordination avec ses chauffeurs, présentés comme autonomes, et non comme salariés.

Et puis il est apparu que malgré les "Uber Files", Emmanuel Macron n'allait pas s'arrêter. Il s'est opposé de bout en bout à la directive européenne sur les travailleurs des plateformes. En juillet 2023, alors que le gouvernement français continuait de faire pression sur le Parlement européen, j'avais écrit un autre article :

« […] Si le Parlement européen dans sa très grande majorité s’est prononcé en faveur du projet de directive européenne sur les travailleurs des plateformes, Uber peut encore compter sur un allié de taille : la France d’Emmanuel Macron. C’est par l’intermédiaire de son ministre du travail, Olivier Dussopt, que celle-ci a décidé de tenir explicitement les mêmes positions qu’Uber lors de son audition par la commission d’enquête parlementaire sur les « Uber Files », le 25 mai dernier. » 7

La directive européenne stoppée net

Portée par Leïla Chaibi notamment, membre du parlement européen, élue LFI, cette directive a franchi tous les obstacles et trouvé une majorité au parlement, soutenue y compris par des membres du groupe Renew élus sous les couleurs Renaissance/LREM en France. C'est une lutte exemplaire, portée par l'élan immense de milliers de travailleurs en Europe. C'est par exemple le syndicat de VTC de Brahim Ben Ali, auquel un film documentaire avait été consacré, sorti en octobre 2022 sur France 2. Dans une note de blog, j'écrivais :

« Ce film raconte la lutte des chauffeurs pour récupérer leur dignité, pour qu'on les considère enfin. Et puisqu' Uber ne leur donnera pas, ils la prennent eux-mêmes.

L'affaire n'est pas terminée. Ni aux prud'hommes, ni aux parlements. Une nouvelle séquence a eu lieu la semaine dernière au Parlement Européen. Les droites européennes, celle du PPE (Parti Populaire Européen, tendance LR) et celle de Renew Europe (tendance LREM/Renaissance) organisaient une réunion mercredi 19 octobre [2022] avec les représentants du lobby EU Tech Alliance, et aussi des plateformes Allegro et Appjober [...]

Mais le vent tourne : partout en Europe les travailleurs des plateformes ont lancé le mouvement de la syndicalisation et des coopératives. Le contre-coup d'une entreprise qui voulait tout prendre, ce sont des travailleurs qui ne lâcheront rien. »8

Et puis il est apparu aujourd'hui qu'Emmanuel Macron a réussi à trouver une minorité de blocage, en s'alliant notamment avec la Hongrie de Viktor Orban et avec l'Italie de Giorgia Meloni9. La République Tchèque, La Grèce, la Finlande, la Suède, l'Irlande, la Lituanie, l'Estonie et la Lettonie s'y sont également opposées en Conseil de l'Union Européenne10. C'est donc une alliance des gouvernements libéraux, Macron-compatibles (Irlande, République Tchèque, Suède, Estonie, Lettonie), conservateurs (Finlande, Lituanie), et carrément réactionnaires (Italie, Hongrie, Grèce). C'est un coup d'arrêt net au tout dernier moment, alors que les obstacles les plus durs semblaient franchis, à cause du bloc des droites, unies, mais cette fois au niveau européen.

Ce que la loi immigration veut dire

C'est déjà une chose que de s'allier avec les nationalistes et la droite dure – pour ne pas dire l'extrême-droite – en Europe, afin de casser les droits des travailleurs européens et poursuivre l'entreprise de démolition du salariat.

C'en est une autre lorsque le même président pousse son parti à voter une loi à l'Assemblée Nationale qui bouche presque tous les moyens d'accès au salariat et à la légalité de ces mêmes travailleurs. Dans un décryptage de cette loi, Médiapart explique :

« La seule mesure présentée comme « humaniste » par la majorité, visant à régulariser une partie des travailleurs sans papiers évoluant dans les métiers en tension et remplissant un certain nombre de critères, a été vidée de sa substance. La CMP [Commission Mixte Paritaire] est revenue à une version durcie de cette mesure, qui ne retirera finalement pas le pouvoir discrétionnaire du préfet et ne créera pas de droit opposable à la régularisation, venant s’inscrire dans la lignée de ce qui existe déjà dans la circulaire Valls. »11

Emmanuel Macron est en train de condamner les travailleurs "clandestins" de France qui travaillent pour les plateformes de livraison et de VTC à ne jamais avoir d'existence légale. Ils n'auront pas la présomption de salariat que garantissait la directive sur les travailleurs des plateformes.

Sans présomption de salariat, il leur sera d'autant plus difficile de prouver qu'ils travaillent depuis deux, trois, cinq ans sur le sol français, qu'ils ont rempli toutes les conditions - extrêmement dures - de la nouvelle loi d'extrême-droite sur l'immigration pour avoir un statut légal, ou toucher les aides sociales.

Quand à ceux qui ont la nationalité française, qui ont sincèrement cru à l'entrepreneuriat, à l'opportunité qu'offrait Uber de s'en sortir en « charbonnant », cette situation confirme leur statut de travailleurs de moindre droit car « autonomes », de citoyens méprisés pour leur appartenance réelle ou supposée à une religion ou pour l'origine de leurs parents, et dépendants du management algorithmique d'une plateforme qui peut les éjecter du jour au lendemain, baisser les prix des courses, bref, les mettre sous pression constante.


Il ne reste qu'une conclusion possible : le gouvernement d'Emmanuel Macron souhaite maintenir le travail non déclaré en France - et en Europe - et préserver la situation impossible de cette "armée de réserve", précaire, expulsable et matraquable à souhait. Ce gouvernement veut que les travailleurs restent sans papiers afin de satisfaire les besoins de main d’œuvre des plateformes (entre autres), tout en prenant des mesures répressives et xénophobes.
C'est la politique du pire à tout égard, et qui nivelle par le bas la situation de tous les travailleurs, en France et en Europe.

1https://elucid.media/democratie/colere-livreurs-ubereats-sans-papiers-contre-capitalisme-plateforme

2idem

3https://www.youtube.com/watch?v=2ZWZF0jRslk

4Leïla Chaibi, in Ubérisation, et après ? , sous la direction de Pascal Savoldelli, ed. Du Détour, 2022

5https://www.radiofrance.fr/franceinter/le-rapport-d-enquete-parlementaire-confirme-qu-emmanuel-macron-a-favorise-uber-9156268

6Cédric Durand, Techno-féodalisme. Critique de l'économique numérique, La Découverte, 2020, cité sur https://elucid.media/politique/uber-files-macron-pacte-secret-detruire-travail-profit-capital

7https://elucid.media/politique/uber-files-macron-et-uber-allies-pour-la-casse-du-travail

8https://blogs.mediapart.fr/thomas-le-bonniec/blog/241022/bout-de-course-la-desuberisation-en-marche

9https://twitter.com/Antoine_Herm/status/1738258439862628402#m

10 https://braveneweurope.com/macron-is-poisoning-an-entire-continent-eu-member-states-refuse-to-support-platform-work-directive-deal

11 https://www.mediapart.fr/journal/politique/191223/immigration-une-loi-qui-bafoue-les-droits-les-plus-fondamentaux

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