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Billet de blog 24 octobre 2022

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À bout de course : la désubérisation en marche

Le documentaire « A bout de course » restitue ce qui manque à tout discours économique et politique : la possibilité de se mettre à la place d'un chauffeur Uber. Recension du film d'Ella Cerfontaine et Benjamin Carle diffusé le mercredi 26 octobre à 22h50 sur France 2.

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Mercredi 26 octobre à 22h50 France 2. Un film d'Ella Cerfontaine et Benjamin Carle, une production Infinie comédie

« Ubérisation » : l'expression est rentrée dans le Larousse il y a cinq ans. Elle désigne le phénomène économique des entreprises-plateformes du numérique, qui s'imposent en cassant les prix du secteur où elles s'installent au prix du droit du travail et des travailleurs.

J'ai l'impression de n'avoir approché ce débat que de manière technique, lointaine et dépassionnée1. C'est aussi parce que je n'ai pas fréquenté les chauffeurs d'Uber et les livreurs Deliveroo, qui depuis des années se syndiquent et parfois s'unissent en coopérative.

Le documentaire « A bout de course » restitue ce qui manque à tout discours économique et politique : la possibilité de se mettre à la place d'un chauffeur Uber. L'une des premières séquences nous plonge dans une manifestation, caméra à l'épaule : un fumigène rouge craqué, des gens qui sautent, leurs cris en sourdine. Puis, en succession, quelques visages de face, comme des portraits qui fixent la caméra.

Brahim Ben Ali est le personnage principal de ce film. Il a été suivi pendant dix-huit mois par les réalisateurs Ella Cerfontaine et Benjamin Carle. Ce que le documentaire ramasse en une cinquantaine de minutes lui aura pris des années : d'abord, une action en justice pour réclamer le reclassement des chauffeurs « indépendants » en salariés, avec les cotisations et les congés payés dont ils ont été privés. Ensuite, la création d'une coopérative de VTC, MAZE, qui devrait voir le jour l'an prochain.

Le deuxième personnage de ce film s'appelle Jérôme Giusti. Avocat, il accompagne les chauffeurs et les reçoit dans son cabinet. On voit se dérouler les rencontres avec les chauffeurs, toujours des situations qui se ressemblent : il a été déconnecté de l'application du jour au lendemain. Il a des enfants à charge, le loyer à payer, les traites de la voiture. Une femme en pleurs pendant l'une des manifestations est prise en charge par le collectif qui se forme progressivement autour de Brahim et Jérôme.

On voit aussi les permanences de Brahim, qui est un syndicat à lui seul. Il reçoit les messages, les appels, les personnes, et on comprend qu'il est soudain le dépositaire de l'espoir de ces travailleurs qui n'ont pas de moyen de faire appel d'une décision apparemment automatisée. On ressent la fatigue des chauffeurs et leur incompréhension face à l'injustice qu'ils subissent.

Puis vient une séquence inattendue: Jérôme Giusti est en déplacement « quelque part dans le sud ». Il rend visite à Mark MacGann, le lanceur d'alerte à l'origine des Uber Files. MacGann a pris attache avec le cabinet qui représente les chauffeurs, il leur montre les documents dont il dispose : il peut prouver qu'Uber a menti à l'URSSAF. C'est un pivot.

Désormais, il y a des preuves issues du fonctionnement interne de l'entreprise, démontrant son intention de frauder et de casser le modèle salarial français. Marc MacGann le répète à plusieurs reprises : Uber ment sciemment aux chauffeurs. Dans ses notes il précise qu'Emmanuel Macron, alors ministre de l'économie, n'est intéressé que par un chiffre, le nombre d'emplois qu'Uber prétend créer.

Vient ensuite le moment de la création de la coopérative. Brahim et Jérôme annoncent la couleur : ça peut rater, il faut s'y mettre ensemble. Mais c'est aussi la possibilité de réaliser la promesse d'Uber ; celle de s'approprier leur outil de travail, de décider collectivement de leurs tarifs et de leur clientèle, d'avoir un statut réellement indépendant.

Le format de 55 minutes est en fait trop court. Dans la salle, après la projection en avant-première, les réalisateurs disent eux-mêmes qu'ils ont dû élaguer certains éléments. Comme par exemple, le fait qu'il existe d'autres actions en justice, dont notamment une plainte auprès de la CNIL par le cabinet de M. Giusti pour l'usage abusif des données à caractère personnel des chauffeurs.

Ce sujet a une importance capitale, car pour reprendre les mots du sociologue Antonio Casilli, « Uber […], malgré un positionnement dans le secteur des transports, est en fait un outil d'intermédiation algorithmique sur un marché du travail où demandeurs (passagers) et offreurs (chauffeurs) sont principalement des producteurs de clics sur une application mobile. »2

Ce que le documentaire nous donne à voir se résume en un mot : la dignité. C'est la séquence, quasiment sans paroles, qui nous montre Ramzy au volant de sa voiture, conduisant dans tout Paris, puis rentré tard le soir, voyant un mot de son enfant qui aimerait le voir, et lui demande cinq euros, et poser le billet sur la table, fourbu. C'est la persévérance des manifestations, parfois petites et décourageantes, et les succès retentissants qui leur succèdent, comme lorsque le président de la région de Seine Saint-Denis annonce investir 25 000 euros dans le projet de coopérative face à une assemblée de chauffeurs. C'est le travail de fourmi, patient, lent, minutieux, de collecte de preuves, dont on ne connait pas encore l'aboutissement.

Ce film raconte la lutte des chauffeurs pour récupérer leur dignité, pour qu'on les considère enfin. Et puisqu' Uber ne leur donnera pas, ils la prennent eux-mêmes.

L'affaire n'est pas terminée. Ni aux prud'hommes, ni aux parlements. Une nouvelle séquence a eu lieu la semaine dernière au Parlement Européen. Les droites européennes, celle du PPE (Parti Populaire Européen, tendance LR) et celle de Renew Europe (tendance LREM/Renaissance) organisaient une réunion mercredi 19 octobre avec les représentants du lobby EU Tech Alliance, et aussi des plateformes Allegro et Appjober.3

Avec l'aide de la députée LFI Leïla Chaibi, Leila Ouadah – livreuse Deliveroo – et Brahim s'invitent à la réunion. Dans une séquence vidéo publiée sur le compte officiel de la Gauche Européenne, ils accusent les plateformes et les députés de la droite de préparer le futur des travailleurs des plateformes... sans consulter les travailleurs.4

Une eurodéputée chrétienne-démocrate suédoise leur intimera d'arrêter de parler, mettant en cause leur légitimité dans le débat (puisqu'ils n'ont pas été invités). Elle récidive ensuite sur Twitter : «des activistes ignorants qui interrompent les réunions et qui se fichent de savoir si les destinataires de son [sic] « message » le comprennent peuvent en effet juste se taire. »5

Mais le vent tourne : partout en Europe les travailleurs des plateformes ont lancé le mouvement de la syndicalisation et des coopératives. Le contre-coup d'une entreprise qui voulait tout prendre, ce sont des travailleurs qui ne lâcheront rien.

Mercredi 26 octobre à 22h50 France 2. Un film d'Ella Cerfontaine et Benjamin Carle, production Infinie comédie

1https://elucid.media/politique/uber-files-macron-pacte-secret-detruire-travail-profit-capital/

2Antonio A. Casilli. La plateformisation comme mise au travail des usagers : Digital labor et nouvelles
inégalités planétaires. Benjamin Coriat, Nicole Alix, Jean-Louis Bancel, Fréderic Sultan. Vers une
République des Biens Communs ?, Les Liens qui Libèrent, pp. 41-56, 2018. halshs-01895138 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01895138

3https://www.euractiv.com/section/sharing-economy/news/centre-right-divergences-continue-on-platform-workers-directive/

4https://nitter.snopyta.org/Left_EU/status/1582784138674728960#m

5https://nitter.snopyta.org/skyttedal/status/1582788486499028992#m

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