“Que dites-vous ?... C’est inutile ?... Je le sais ! Mais on ne se bat pas dans l’espoir du succès ! Non ! non, c’est bien plus beau lorsque c’est inutile !”[1]
La première image, la première phrase écrite en 2025 sera destinée à cet enfant gazaoui livide dans les bras de son père, mort de froid.
La seconde image, ce sont les mots, les larmes et la colère de Riyad Mansour, Ambassadeur de la Palestine auprès des Nations Unies, devant le Conseil de sécurité : « Nothing can explain that for fiften months palestinians in Gaza have endured hell ».
Le désarroi et la colère de ces hommes sont les sentiments qui m’habitent, ceux qui s’imposent, ceux qui alourdissent et qui empêchent la paisibilité d’une vie protégée. Comment avec une gradation constante avons-nous pu atterrir là ? Comment l’insupportable a-t-il pu devenir ordinaire ? Quelle histoire tragique sommes-nous en train d’écrire ?
Inutile de tirer un bilan détaillé de ces vingt-cinq premières années écoulées dans le deuxième millénaire, à moins d’être un imbécile, on ne peut parler de rien d’autre que de désastre. La classe dirigeante de ce monde nous mène doucement au chaos. Chaos politique. Chaos écologique. Chaos démocratique. Chaos social. Chaos géopolitique.
À l’image du film The Zone of Interest, qui m’aura incomparablement marqué en 2024, le sentiment qui persiste a posteriori est le miroir que me renvoie cette famille immobile, ignoble, si satisfaite d’elle-même ; alors qu’en arrière-plan une fumée épaisse monte dans le ciel, alors qu’un fond sonore lancinant et nauséabond – celui d’Auschwitz – fait exister sournoisement la réalité la plus innommable dans notre esprit, sans que personne à l’écran ne s’en émeuve. Cette image, c’est la nôtre. Cette famille, c’est nous. Cette dissociation, c’est notre crime.
Il y aussi ce livre en 2024, qui reste. L’enragé, de Sorj Chalandon. L’histoire d’un jeune homme la teigne – brutal, révolté, fulminant – dont l’existence sur terre n’est qu’injustice, souffrance et arbitraire. La lecture de ce livre a été jubilatoire. Comme si face à l’acharnement gratuit, la violence la plus pure et authentique était l’acte d’émancipation suprême, l’acte libérateur. L’expression de cette violence légitime, est celle qui est constamment refoulée en moi, celle qui devrait d’une manière ou d’une autre frémir à l’intérieur de chacun de nous face aux malheurs du monde.
Malheureusement, cette empathie profonde à l’égard des opprimé.es n’est pas celle qui permet de se lever. Bien sûr, les sursauts collectifs sont monnaie courante, après que quelque chose de trop inadmissible se produit et est rendu visible. Il faut le voir pour le croire. (Je pense d’un coup à Sarah Saldmann, personnage grotesque du film Au Boulot ! de François Ruffin, qui soudain récurant les chiottes comprends la rudesse du quotidien des fainéants, ce qui du haut de son piédestal lui échappait). Cette imperméabilité à ce qui ne me touche pas directement est questionnante. Faut-il vraiment éprouver l’injustice dans sa chair pour être révolté.e ? En ignorant la souffrance des autres, je suis complice et une culpabilité pèse sur moi. Car il existe en tant qu’être humain, une solidarité en vertu de laquelle chacun se trouve co-responsable de toute injustice et de tout mal commis en notre présence.[2] Nous ne devons jamais oublier que de nous seul.es peuvent venir les améliorations.
Cette culpabilité devrait être celle dont on tire l’élan de notre indignation. Elle devrait être celle qui nous commande de réagir. Celle qui nous rend audibles, convaincant.es, en nombre. Or, c’est l’apathie qui semble gagner. L’accoutumance au scandale perpétuel qui assomme. Où me battre ? Par où commencer ? Selon quelles modalités ? Avec qui ? Ce sont les questions que je ne cesse de me poser, tout indigné confortable que je suis.
Mais lorsque que les périls s’additionnent et que la réalité commence à supplanter la fiction, vient le moment, peut-être, où ces questions il faut cesser de se les poser, pour enfin embrasser l’engagement. Pour moi, cela commence par les mots. Par le refus d’atténuer ou de relativiser le réel. De ne rien céder à la nuance des bien nantis, à l’exigence de convenabilité vis-à-vis d’un ordre établi, pour dire les choses telles qu’elles sont. Il persiste des faits et des vérités, certes malmenés par une époque qui veut les faire disparaître, qu’il faut pourtant affronter et révéler.
Je refuse ce monde rétrograde et absurde.
Rétrograde comme le vent autoritaire et xénophobe qui souffle partout.
Rétrograde comme la résurgence des conflits armés.
Rétrograde comme ceux qui condamnent la planète par leur inaction.
Rétrograde comme le gouvernement nommé la veille de noël, dont le casting qui ressemble à une mauvaise farce, a déjà largement attesté de son impéritie.
Absurde comme tout ce qui devrait être et qui n’est pas.
Je ne crois pas à l’anéantissement. Au fond je crois au non constructeur, je crois que nous pouvons faire mieux, je crois que cela est possible. Car paradoxalement à ce que je peux lire, voir ou entendre, paradoxalement à l’état objectif des choses, mon quotidien est quant à lui fait de femmes et d’hommes engagé.es, humanistes qui œuvrent à empêcher que le monde ne se défasse.
Certains tentent de conserver le monde et de le multiplier quantitativement, quand d’autres veulent le faire bouger afin de le mener à un but. Cela implique la destruction du présent au nom d’un avenir meilleur.
En ce début d’année, je souhaite plus d’alignement entre nos idées et nos actes, je souhaite plus d’engagement, je souhaite dire Non et j’emporte avec moi la rage de la teigne et de toutes celles et ceux qui, dans ce bas monde, subissent le même sort.
[1] Edmond Rostand - Cyrano de Bergerac
[2] Karl Jaspers – La culpabilité métaphysique