Nous occupons toutes et tous des places objectives au sein de la société. Comprendre cette place à l’échelle individuelle et être lucide sur sa position, c’est mieux se voir pour mieux voir les autres. Le savoir empathique qui consiste à appréhender les réalités sociales et les conditions d’existence d’autrui permet d’en considérer davantage les revendications et les souffrances. En somme, c’est faire un premier pas vers la reconnaissance mutuelle et le dialogue.
Le monde social assigne selon différentes variables une place hiérarchisée à chacun·e de ses membres. En d’autres termes, nous sommes toutes et tous porteurs de caractéristiques (genre, classe, orientation sexuelle, « race », religion) que la société valorise selon une logique qui classe les individus en fonction d’attributs précis.
Ces différences hiérarchisées s’expriment par l’expérience de la discrimination (de traitements défavorables) et de la violence physique, verbale et symbolique. En fonction de ces différences, la société produit des rapports de domination qui s’exercent à plusieurs échelles. L’enchevêtrement, l’intersection des différents facteurs de vulnérabilité (le genre, la classe, la « race »…) sont des lieux d’analyse extrêmement importants puisque l’on constate qu’ils s’additionnent et se superposent dans la construction des hiérarchies. Sur ce point, les études menées sur l’accès à l’emploi par l’Insee ou le CNRS sont éloquentes. Les analyses intersectionnelles (puisque c’est de ça dont il s’agit), font état de réalités sociales, mesurées avec la plus grande rigueur par de nombreux chercheurs, indiquant les liens très forts qui unissent ces différentes variables, dont nous ne pouvons dénier l’existence.
Ainsi, les « handicaps » des uns sont les « chances » des autres dans les parcours et les expériences du monde social. On prend souvent l’exemple des femmes de ménage, notamment étudiées par Françoise Vergès1, qui cumulent des facteurs de vulnérabilité contribuant à leur asservissement « au carré » (conditions de travail, violences, droits restreints, faible salaire, peu de protection, précarité…).
Décrivons ici, à l’inverse, une identité sociale, la mienne, qui par son accumulation de caractéristiques dominantes objectives traduit également ce constat.
Dans l’ensemble de mes rapports sociaux, quels qu’ils soient, j’occupe systématiquement la place de dominant. Même si ma personnalité est bien éloignée de la volonté d’exercer une quelconque domination sur autrui, cette place de dominant ne résulte non pas nécessairement d’une propension à la domination, mais bien de la valeur objective qui est donnée à mon profil, au détriment des autres, au sein des structures sociales.
Ce n’est pas tant l’intention qui compte, mais les faits et les faits sont têtus.
De la même façon que certain·es cumulent des facteurs de vulnérabilité (femmes du « sud »), d’autres cumulent des facteurs « d’invulnérabilité », qui sans en avoir toujours conscience leur offrent l’opportunité d’une vie bien plus paisible et confortable.
Afin de mieux considérer l’ampleur des sévices auxquels j’échappe en étant doté de mes « attributs », définissons par soustraction.
Les éléments que j’observe ici n’appartiennent pas à des impressions subjectives, mais bien à des données mesurables établies, qui relèvent à la fois des discriminations et des violences.
Dans notre système,
Ne pas être une femme c’est échapper à l’inégalité salariale, au harcèlement, au « sale pute », au viol, aux féminicides, …
Ne pas être perçu comme racisé·e, c’est échapper au racisme, au « sale nègre », au sale « arabe », à la discrimination à l’embauche ou au logement, aux contrôles au faciès, aux violences policières, à la prison, ...
Ne pas être une personne LGBTIQ+, c’est échapper au harcèlement, au « sale pédé », à la violence, aux railleries, …
Ne pas être pauvre, c’est échapper à la faim, au froid, au mépris, à l’angoisse, au chômage, au travail précaire, …
Cette liste, loin d’être exhaustive, donne à voir un partie des oppressions et les humiliations exercées sur les minorités (communauté de souffrance). Au début de son livre Qui a tué mon père, Edouard Louis cite l’intellectuelle Ruth Gilmore qui définit le racisme comme l’exposition de certaines populations à une mort prématurée. Il propose d’en étendre la définition à tous les phénomènes d’oppression sociale. En effet, en termes statistiques, cette définition étendue est incontestable : certaines caractéristiques sociales exposent davantage à la mort que d’autres. Il est important d’en avoir conscience pour comprendre les dynamiques de lutte. Il ne s’agit pas de naturaliser les appartenances en fonction des violences et des discriminations, car il est clair que parmi les individus qui se rapportent à un groupe, certain·es ne se reconnaîtront pas dans l’expérience de ces préjudices. Pour autant, ces différentes formes de violences se matérialisent tous les jours et reflètent le fonctionnement d’un système.
À la lumière de ces observations, l’homme, blanc, hétérosexuel, privilégié que je suis, comprend instantanément l’asymétrie de son vécu par rapport à d’autres. Le croisement et le cumul de mes attributs sociaux me permettent d’évoluer dans un environnement et dans des institutions dans lesquelles je suis systématiquement valorisé et surreprésenté (médias, famille, école, travail, politique, culture…). Ce constat m’invite a minima à faire preuve d’humilité par rapport à mon omnipotence, et se traduit également pour ma part en un sentiment de culpabilité vis-à-vis de ceux qui pour des raisons tout à fait arbitraires vivent cette injustice quotidiennement dans leur chair.
François Héran écrit dans sa Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression : « mettre en évidence le « privilège blanc », c’est accomplir un devoir républicain : c’est braquer le projecteur sur une anomalie qui porte profondément atteinte au fonctionnement de la démocratie et au respect des droits ». La notion de privilège blanc est un terme qui suscite des réactions épidermiques, taxé de « racisme anti-blanc », mais il n’en est rien. L’expression « privilège blanc », qui pourrait tout aussi bien être « privilège masculin » ou « privilège riche » vise simplement à faire prendre conscience à un groupe dominant de l’absence d’entraves systémiques à son libre développement, en comparaison aux contraintes que peuvent subir parallèlement d’autres groupes sociaux. Le problème soulevé ne concerne pas tant l’avantage qui nous est donné, mais plutôt l’ensemble des barrières auxquelles nous échappons dans notre réalisation de soi.
L’infériorisation de certains groupes sociaux prend racine dans l’inconscient collectif au travers de préjugés, de mythes et d’attitudes collectives, qui valident la place accordée à chacun·e. On sort ici de la raison, puisque aucune étude ne permet d’établir que la femme est inférieure à l’homme, que les personnes perçues comme noires ou arabes sont inférieures aux blancs ou que les personnes issues de milieux défavorisés sont inférieures aux riches. En ce sens, rien ne justifie les hiérarchies et de fait la supériorisation d’une partie de la population. Pourtant, même si beaucoup de responsables politiques semblent avoir des œillères sur ce sujet, les discriminations et les violences liées à cette infériorisation sont omniprésentes dans la société : elles interviennent partout et tout le temps.
L’élan qui consiste à comprendre les réalités sociales en les regardant en face est la condition sine qua non pour sortir de la rhétorique de la « menace » face aux légitimes revendications des dominé·es. Bousculer l’ordre établi, a fortiori lorsque cet ordre produit des sévices et des inégalités, semble être sain et naturel, tout le monde devrait y souscrire. Répudier les mouvements sociaux, c’est être aveugle à la souffrance, c’est percevoir comme une menace ce qui est l’expression de cette souffrance, c’est se montrer incapable de reconnaître les récits des expériences discriminatoires et de violences vécues desquelles nous sommes épargnés.
Dès lors, comment adopter une attitude positive en tant que dominant face aux luttes ?
C’est d’abord avoir conscience de soi pour comprendre sa place par rapport à un mouvement social. Nous occupons toutes et tous une position de dominant à un moment ou un autre dans nos rapports sociaux ; en avoir conscience c’est se donner la possibilité de voir l’autre sans préjugé, dans sa complexité, de se regarder et d’ouvrir la possibilité du dialogue.
C’est interroger les constructions sociales, pour tenter de s’en défaire, afin de réhabiliter chacun dans ce qu’il est et non dans ce que l’on fantasme qu’il soit. C’est donc sortir de la logique de la méfiance, du soupçon et de la stigmatisation, grâce à la raison.
C’est opter pour un rôle d’allié, donc de s’assurer de ne pas agir en la défaveur d’une cause et de supporter (ou se taire) dans certaines circonstances les mouvements revendicatifs en s’en solidarisant.
C’est emprunter le chemin d’une politique de la relation, par une acceptation franche des différences ; en mettant en avant tous ceux et celles qui n’ont pas voix au chapitre, pour diffuser une parole autre, des regards, des vécus et des expériences qui ouvrent des perspectives au-delà du cadre étroit du discours dominant.
Enfin, gardons à l’esprit que « si les luttes contre les dominations diffèrent en périmètre, elles sont égales en légitimité »2, pour leur porter une attention respective et empathique, pour faire naître une société plus tolérante et respectueuse, plus apaisée.
1Françoise Vergès, Un féminisme décolonial, éditions La fabrique, 2019
2Frédéric Lordon, “Pour favoriser une entente des luttes”, Le Monde diplomatique, mars 2021, page 19