Géopolitique de la terreur face aux yeux grands fermés de l'Europe
- 1 juil. 2017
- Par TIERI BRIET
- Blog : Des livres face aux prisons
En fuyant Cuba pour Barcelone, Abilio Estévez a fui la peur, une peur permanente qu'il a réussi à décrire avec précision, celle d'un romancier en exil qui utilise l'écriture pour mieux se souvenir. Au lendemain de la mort de Fidel Castro, il écrivait qu'il vivait encore avec la peur, même s'il ne pouvait préciser de quoi. Comme dictateur, expliquait-il, Castro a eu plusieurs succès. L'un des plus importants fut d'éveiller la peur, concrète et non-concrète, réelle et irréelle, la sensation que tout le monde était sans cesse contrôlé.
Cette peur que décrit Abilio Estévez est une peur politique, celle de la répression qui s'abat sur votre vie en annonçant des années de malheur. Cette peur, je ne pense pas l'avoir jamais éprouvée d'aussi près qu'en écoutant des amis turcs me raconter ce qu'ils vivaient depuis plusieurs années. Comme Castro, un des succès de Recep Tayyip Erdogan a été « d'éveiller la peur, concrète et non-concrète, réelle et irréelle, la sensation que tout le monde était sans cesse contrôlé. » Dans l'histoire des hommes, cette peur a souvent été nommée « Terreur », comme celle qu'éprouvent les frères du petit Poucet dans la maison de l'ogre.
En fuyant la Turquie, c'est cette terreur ancestrale qu'ont fui le merveilleux Can Dündar, l'infatigable Ahmet Nesin et la courageuse Pinar Selek. Le premier s'est réfugié en Allemagne, les deux autres en France où ils peuvent continuer d'écrire et de dénoncer la terreur, comme Abilio Estévez à Barcelone.
Le droit international ne condamne pas les chefs d'État qui obligent écrivains et journalistes à fuir leur pays pour échapper à la terreur. Au mieux et après des années de procédures, la Cour Européenne des Droits de l'Homme condamne l'État turc à payer des amendes à ceux qu'elle a jetés des années en prison. Piètre consolation pour des familles brisées par l'enfer de la prison.

« Vous êtes un partisan de la charia, combien d'intellectuels comme moi allez-vous encore écraser ? Si le pouvoir arrive entre vos mains, vous saurez l'utiliser le jour venu. »
La prédiction d'Aziz Nesin est étonnante de clairvoyance. Non seulement le pouvoir est bel et bien arrivé entre les mains de Tayyip Erdogan, mais un référendum truqué vient de confirmer que ce pouvoir serait à nouveau élargi dès les prochaines élections. Autant dire que les écrivains et les journalistes de Turquie sont voués à vivre encore des années de terreur, dans l'indifférence des États voisins et les déclarations insipides de l'Union Européenne. Je recopie la dernière déclaration d'un porte-parole de l'Union Européenne, fleuron d'une tiédeur habituelle qui n'empêchera jamais le moindre procureur turc de condamner à la prison à vie ceux qui écrivent encore en leur âme et conscience :
« Le droit à un procès équitable est fondamental pour l'état de droit et la clé pour assurer la confiance du public dans le système judiciaire. Bien que nous comprenions la nécessité pour la Turquie de traduire en justice les coupables de la tentative du coup d'Etat du 15 juillet, tout acte répréhensible ou crime devrait être assujetti à la procédure régulière et le droit de chaque personne à un procès équitable doit être respecté. L'arrestation d'un grand nombre de journalistes et d'écrivains ainsi que l'application sélective et arbitraire de la législation antiterroriste sont une source d'inquiétudes sérieuses et ont un impact grave sur la liberté d'expression.»

Comme les frères Altan et comme Aslı Erdoğan, Sevan Nişanyan attend de l'Europe qu'elle crie haut et fort son refus du sort qui est fait aux écrivains en Turquie. Et comme ils sont aussi conscients des lois de la géopolitique, ils savent très bien que leur attente sera déçue. Les ONG qui se battent pour les défendre ont des moyens réduits. Elles abattent un travail considérable, peu visible dans les médias et les tyrans le savent. Et nous ? Amoureux de la littérature, écrivains, bibliothécaires et libraires, que faisons-nous pour en finir avec la terreur des écrivains turcs ? Allons-nous accepter que la peur continue de se répandre dans la vie de ceux qui continuent coûte que coûte à écrire ? Cette peur que décrivait Abilio Estévez à la mort de Castro, « concrète et non-concrète, réelle et irréelle, la sensation que tout le monde est sans cesse contrôlé.»
★ Un Cahier rouge, à la croisée des écritures de résistance
- Le site de la Fondation Nesin, à Istanbul
- Liberté et Justice pour Sevan Nişanyan
- #FreeTurkeyMedia, Le journalisme n'est pas un crime, campagne d'Amnesty International
- "Comme un bateau ivre", Entretien avec Hamit Bozarslan, Le Courrier du 27 juin 2017
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