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Billet de blog 20 décembre 2022

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Billet du Brésil #7 | Quand les bolsonaristes prennent la palette et le pinceau...

Défait aux élections présidentielles, Jair Bolsonaro est sommé de déménager. Depuis quelques jours, les murs des palais de l'Aurore et du Planalto à Brasilia se vident de leurs tableaux au goût plus que particulier... Retour avec l'historienne et anthropologue brésilienne Lilia Schwarcz sur l'icônographie bolsonariste, résolumment kitsch et réactionnaire.

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Illustration 1
Le "Mur des président·e·s" dans le Palais du Planalto (Brasilia) © TV Globo

La photographie ci-dessus résume à elle seule une partie de la personnalité de Jair Bolsonaro : alors que tous les portraits de ces prédécesseur·e·s sont en noir et blanc, le sien se distingue par ses couleurs. Comme si le président sortant, à contre-courant de tout, voulait marquer une rupture mais aussi capter l'attention des visiteur·euse·s sur lui et lui seul. Cette curiosité est bien loin d'être la seule : depuis 2019, les résidences officielles du président de la République sont ornées d'oeuvres d'art mélangeant, dans un style franchement douteux, culte de la personnalité, nationalisme et récupération politique de la figure du Christ.


Le portrait au service du pouvoir

Sur son compte Instagram, l'historienne, anthropologue et éditrice Lilia Moritz Schwarcz, l'une des grandes figures intellectuelles du Brésil contemporain, propose quasi-quotidiennement un décryptage de l'actualité. Depuis 2019, le nombre de posts analysant avec rigueur les dérives du bolsonarisme et de son président ne se comptent plus. L'une des spécialistes de l'autoritarisme au Brésil s'intéresse notamment à ce qu'on pourrait appeler l'imagerie bolsonariste. En septembre dernier, Lilia Schwarcz avait déjà développé une analyse intéressante du portrait de Jair Bolsonaro et de son épouse Michelle, présent·e·s aux funérailles de la reine Elizabeth II (voir ci-dessous).

Illustration 2
Portrait de Jair et Michelle Bolsonaro, pris peu avant les funérailles de la reine Elizabeth II, en septembre 2022. © Capture d'écran du compte Instagram de Lilia Schwarcz (@liliaschwarcz)

L'historienne remarque d'abord la posture de "patriarche" de l'ancien président qui est assis, bras à demi-ouverts, le corps presque bombé sur la chaise. Il tient à la main un stylo, comme s'il venait de signer l'acte funéraire de la reine. A ses côtés, debout, « dans une attitude qui révèle la soumission à son mari », l'ex-première dame Michelle Bolsonaro arbore une expression qui évoque la gravité de l'événement. Son style vestimentaire et son allure évoquent celle de la duchesse de Cambridge et future reine consort d'Angleterre, Kate Middleton, dont elle partage l'âge mais aussi le Pillbox. Sur le cliché, la centralité du couple présidentiel brésilien n'est qu'apparente : les miroirs la trahissent en reflétant des officiels déambuler dans la pièce ; lesquels ne semblent guère prêter attention à la séance photo qui est en train d'avoir lieu à quelques mètres d'eux. Qui plus est, le regard des photographié·e·s , d'une visible neutralité, ne parvient pas à cacher leur indifférence, si ce n'est leur manque d'empathie. On dirait même que Michelle Bolsonaro esquisse un imperceptible sourire...

Malgré elle, cette photographie est déjà entrée dans l'histoire : il s'agit en effet de la dernière du couple présidentiel, prise lors d'un déplacement officiel à l'étranger. Elle condense la vision que le président sortant se donne de lui-même et, au travers de son épouse, des femmes en général.

Le bolsonarisme reste en effet héritier de l'autoritarisme colonial : il valorise la figure mythique de l'homme blanc viril et hétérosexuel, qui roule des mécaniques et qui bande toujours ; comme le montre cette hallucinante vidéo où l'ancien chef de l'Etat répète ad nauseam devant une foule de soutiens en délire « imbrochável, imbrochável, imbrochável... » ( Je bande toujours! Je bande toujours ! Je bande toujours!). Il semble dès lors logique que l'idéologie bolsonariste promeuve l'infériorisation des femmes leur réduction en procréatrices, douces et dociles, soumises au bon vouloir des hommes et surtout de leurs maris. Comme l'a affirmé plusieurs fois Michelle Bolsonaro sur scène lors de meeting ou devant les caméras, celle-ci se reconnaît pleinement dans cet ordre sexuel et sexué inspiré d'une lecture fondamentaliste de la Bible. L'iconographie bolsonariste se fait donc l'écho de cette vision du monde, profondément patriarcale, raciste et misogyne.


« Le bolsonarisme, au-delà d'être un rétropédalage éthique, est également un rétropédalage esthétique »

On le sait déjà : Jair Bolsonaro ne participera pas à la cérémonie d'investiture qui aura lieu le 1er janvier 2023. Ce sera donc son vice-président, le général Hamilton Mourão, qui remettra à Lula l'écharpe présidentielle. Abattu par le résultat des dernières élections, plongé selon certain dans une profonde dépression, l'actuel président ne semble pour l'instant pas être en mesure d'incarner l'homme fort de l'opposition. S'il échappe par miracle à la case prison en 2023, il se peut que celui-ci fasse, d'ici les prochaines élections générales prévues pour 2026, son grand come back, à l'instar de son idôle Donald Trump aux Etats-Unis.

Défait aux dernières élections présidentielles d'octobre, Jair Bolsonaro est sommé, comme tout·e chef·fe d'Etat sortant·e·s, de rassembler tous ses biens personnels et de quitter ses résidences officielles. Une dizaine de jours avant la nouvelle année, Jair Bolsonaro est donc en plein déménagement. Depuis l'entrée des palais de l'Alvorada (sa résidence principale) et du Planalto (son bureau de travail), les journalistes immortalisent la transition gouvernementale en photographiant le mobilier personnel du président enveloppé dans du papier bulle, mais aussi de curieuses oeuvres d'art au goût douteux, voire très douteux.

Illustration 3
Jair et Michelle Bolsonaro, en compagnie de l'artiste plasticien Romero Britto, soutien du président © Istoe

Depuis son investiture en 2019, le président sortant a en effet reçu en cadeau nombre de peintures, dessins et sculptures de sympathisant·e·s connu·e·s ou inconnu·e·s. Dans un secteur culturel et artistique grandement acquis à la gauche (voir mon premier billet à ce sujet), le plasticien Romero Britto, célèbre pour ses oeuvres colorées s'inscrivant dans le sillage de l'art pop, a fait figure d'exception en réalisant, en 2020, le portrait de Jair Bolsonaro. Bolsonariste convaincu, il a néanmoins tiré le portrait de figures plus progressistes à l'image de Dilma Rousseff, du couple Obama ou d'Hillary Clinton.

Toutefois, les oeuvres d'art qui ont décoré pendant quatre ans les murs des résidences officielles proviennent largement d'artistes amateurs, sans doute exalté·e·s par ce que représente symboliquement Jair Bolsonaro pour elles/eux : la figure, paternelle et patriarcale, du militaire viril,  défenseur de ladite famille traditionnelle brésilienne et de l'ordre sexuel et sexué. Dans un post récent consacré à ce sujet, Lilia Schwarcz observe à quel point les tableaux envoyés en cadeau à Brasilia renouvellent « l'exemple achevé de la version conservatrice du portrait, traditionnellement réalisé pour exalter, dénoter le pouvoir, confirmer le prestige ». L'historienne rappelant au passage que jusqu'au XXe siècle, le portrait reste réservé (à des exceptions près) à « des hommes, blancs, supposément hétéronormatifs, et tous liés à des positions et des rangs élevés dans la politique, dans l'église, dans la société »

Illustration 4
A gauche, une peinture équestre anonyme du "capitaine" Bolsonaro. Au centre, "La proclamation de la République" de Benedito Calixto (1893). A droite, "Indépendance" de François-René Moreaux avec au centre, l'empereur Dom Pedro I. (1844) © Montage personnel

Parmi les nombreux exemples de tableaux à la gloire du chef de l'Etat, peints par des anonymes, on y trouve une peinture équestre du capitaine Bolsonaro, débarquant triomphant du champ de bataille, sur le dos d'un cheval blanc. Les allusions à d'autres tableaux plus anciens illustrant le "roman national brésilien" sont à peine voilées : y sont superposées d'une manière grotesques des références à la "Proclamation de la République" de Benedito Calixto (1893) ainsi qu'à "Indépendance" de François-René Moreaux (1844). Tantôt, Jair Bolsonaro prend ici des airs de Pedro Ier, premier empereur du Brésil et père du Brésil indépendant. Tantôt, il incarne un des généraux qui, en 1889, ont organisé le coup d'Etat militaire ayant mis fin à l'empire et ayant permis l'instauration d'une république. 

Sous les traits de cet artiste anonyme, l'actuel président mandataire devient autant un symbole de l'indépendance qu'un héro républicain, au risque sans doute de la contradiction. Etonnant tableau, quand on pense au bilan politique de Jair Bolsonaro, caractérisé par une destruction des institutions démocratiques et républicaines (Lilia Schwarcz parle même dans son post « d'anti-héro de la démocratie »).

Illustration 5
Portrait de famille dessiné par un·e anonyme : Michelle Bolsonaro, Jair et leur fille Laura, au centre. © Instagram de @liliaschwarcz

En dehors des représentations hagiographiques imprégnées par une lecture douteuse du roman national brésilien, Jair Bolsonaro a souvent été représenté avec sa famille, et notamment auprès de son épouse, Michelle. C'est ce tableau ci-contre qu'à choisi Lilia Schwarcz sur Instagram pour développer sa réflexion. En dehors de la mauvaise facture évidente de ce dessin (regardez les traits vampirisants voire cadavériques de la famille!), force est de constater que Jair Bolsonaro prend toute la place et capte de prime abord toute l'attention. Il s'agit d'une règle dans les oeuvres envoyées au président : « les femmes, quant à elles, étaient généralement représentées comme des filles ou des épouses. Presque jamais en tant que protagonistes. Eh bien, dans ce portrait autoréflexif, Bolsonaro pose à côté de "son œuvre" [...]. Le portrait de Bolsonaro est manifestement plus grand, indiquant ainsi sa domination sur la famille, les femmes apparaissant plus petites et subjuguées », analyse finement l'historienne en parlant de la peinture ci-dessus. Dans la section commentaire du post Instagram, la chanteuse de gauche Zélia Duncan affirme que ce portrait est « affreusement fidèle » tandis que d'autres font des comparaisons, pertinentes, avec la Famille Addams...

Illustration 6
Peinture "présidentielle" de Jair Bolsonaro avec son stylo bic à la main. On remarquera, en bas à gauche, la mention de la date 2020 - 2026. Sans doute que l'artiste espérait que son président soit de nouveau élu en 2022, pour quatre ans de plus... © Revista Forum

De chef de famille, il passe parfois dans les peintures d'amateur·ice·s à chef de l'Etat. Ci-dessus, on le voit au premier plan, costumé et souriant, tenant dans sa main gauche un stylo BIC qui été, pendant la campagne de 2018, son objet fétiche, le gadget qui faisait de lui un homme du peuple. En deuxième plan, on voit un aigle, symbole de l'allié (temporaire) états-unien lorsque Donald Trump était au pouvoir (2016 - 2020). En troisième plan, Jair Bolsonaro est de nouveau représenté accoudé sur sa table ou son pupitre, l'air sérieux, concentré, comme s'il écoutait quelqu'un parler lors d'une réunion officielle. Le tout couronné, bien sûr, par la présence, elle aussi doublée, des drapeaux nationaux.

Illustration 7
Jair Bolsonaro peint aux côtés d'une fillette et de Jésus (et non pas l'inverse !) © Capture d'écran

Le président sortant, ancien pilier du lobby du christianisme politique au Congrès pendant de nombreuses années et incarnation de l'évangélisme réactionnaire et conservateur, est souvent peint auprès de Jésus. Le tableau ci-contre le montre en chemise kaki (remarquez l'éternel stylo BIC dans la poche!), l'air sérieux, regardant au loin l'horizon, imperturbable. Sa posture, presque au garde à vous, dégage une virilité saupoudrée de rectitude et d'austérité. Une fillette au tee-shirt vert, assise à ses côtés, tente de lui faire un câlin et le regarde comme elle regarderait son père. Jair Bolsonaro semble quant à lui imperturbable, comme si l'amour filial que lui porte la petite fille ne l'importait guère. Il n'a pas l'air d'être un père commode et aimant, ce qui donne à l'oeuvre quelque chose de mystérieux : quand on pense aux fins purement hagiographiques de l'entreprise, pourquoi représenter Jair Bolsonaro en patriarche froid et distant plutôt qu'en bon père de famille, proche de ses enfants ? 

Le portrait pourrait s'arrêter ici. Mais au troisième plan apparaît, comme sorti de nulle part, un Christ aux traits foncièrement occidentaux. La couronne d'épines qu'il porte le fait saigner au visage et les filets de sang se répandent sur son buste, que l'on entraperçoit derrière la fillette. Il est le seul personnage du tableau à nous regarder. Ici, Jair Bolsonaro est clairement comparé à Jésus. Ce dessin peut à lui seul résumer toute une technique de communication bien rodée que le chercheur en science politique Fabio Py nomme "christo-fascisme". Depuis 2018, Jair Bolsonaro ne cesse de faire appelle à la Bible pour toucher son électorat et récupère constamment à des fins autoritaires la figure du Christ pour maintenir sa popularité [1].

Lors de mon terrain de recherche financé par le Réseau Français d'Etudes Brésiliennes (REFEB), j'ai pu me rendre à la cérémonie d'investiture du candidat Bolsonaro aux élections présidentielles de 2022. Or, ce meeting avait davantage l'allure d'un culte évangélique : après une prière collective pour empêcher Lula de gagner, Jair Bolsonaro et sa femme sont triomphalement monté·e·s sur scène. Michelle, rayonnante et résolument charismatique, n'a pas cessé, comme en 2018, de décrire son mari comme un "élu de Dieu". Toutefois, il semblerait que le Très-Haut ait subitement changé de plans, au vu des résultats de l'élection et de l'investiture prochaine de Lula...

Illustration 8
Création faite à partir de balles d'armes à feu représentant le logo du parti fantoche Aliança Pelo Brasil (Alliance pour le Brésil), fondé par Jair Bolsonaro et ses fils. © Capture d'écran

Dans tous les cas, l'esthétique bolsonariste nous a offert les plus beaux spécimens de rétropédalage esthétique. Ce billet en est, je l'espère, la preuve.


Notes de bas de page

[1] Une sous-partie de mon mémoire de master en géopolitique de l'art et de la culture est consacrée au concept de christo-fascisme. J'y analyse, grâce aux lumières des recherches antérieures de Fabio Py, la manière dont Jair Bolsonaro utilise le christianisme à des fins politiques et surtout autoritaires. 

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