C’est une plage d’accès difficile, tout en bas d’une falaise au bout d’un sentier qui court la garrigue. En automne peu de personnes y descendent encore. Seuls les habitants à l’année savent comment l’endroit est abrité, même fin octobre quand ailleurs le soleil n’arrive plus à chauffer le petit fond d’air frais.
La baignade devient alors une histoire de bravoure.
Un jour en octobre, un vieil homme inconnu est descendu. Il tenait dans ces bras un gros bouquet de roses rouges enveloppé d’un film transparent scintillant.
Il y avait une dizaine de personnes sur la plage. Petit à petit tous suivaient des yeux le vieux monsieur à grosses moustaches blanches, qui descendait d’un pas lent, le regard fixé au loin. Il tenait le bouquet un peu devant lui, comme pour ne pas effleurer les ronces de la garigue.
Sa descente a durée si longtemps.
En bas il s’est assis sur une planche que la tempête avait jetée sur les rochers. Il a regardé la mer, longtemps sans bouger. Puis il a enlevé de son bouquet le film plastique qu’il a posé devant lui sur le sable sous une grosse pierre, pour pas que le vent l’emporte.
Il s’est déshabillé par de gestes lents, pliant chaque vêtement comme pour retarder l’instant à venir et est rentré dans l’eau froide sans hésiter, les roses à la main.
Tout le monde le regardait nager vers le large, les roses à la main.
Ils étaient peut-être inquiets. L’eau était si fraiche. Il nageait si loin, puis avec ce bouquet à la main, ça ne devait pas être facile.
Allait-il revenir ? Voulait-il revenir
Il y avait ses affaires sur la planche et le film plastique crépitant dans le vent.
Maintenant il nageait dans cette partie de la mer où la risée fait scintiller le reflet du soleil à la surface de l’eau en un mouvement perpétuel.
La tache noire de la tête du vieux monsieur devenait invisible dans les étincelles.
Sur la plage personne ne bougeait, personne ne parlait. Tous regardaient fixement le même endroit peu avant l’horizon. Personne ne partait à la nage pour sauver le vieux monsieur. Même pas ceux dont les combinaisons de plongé séchaient au soleil sur les rochers. Personne non plus n’appelait les secours avec un téléphone portable.
Tout le monde regardait, tant la mer, tant les affaires sur la planche et le film en plastique sous la pierre. Un bras ou une main au-dessus des yeux comme une visière.
Un petit nuage chassé par le vent traversait les rayons du soleil projetant son ombre sur la mer scintillante. Au milieu de l’ombre la tête du vieux monsieur redevenait d’un coup bien visible. Il nageait vers la côte.
De longues minutes après il était de nouveau assis sur la planche. Une grande serviette aux tons bordeaux et noir autour de son corps blanc et nu. La tête dans les mains il ne regardait plus la mer, mais les pierres à ces pieds.
Personne ne s’est approché de lui pour connaître son histoire, pour demander pourquoi il nageait si loin avec tant de roses dans l’eau glacée. Pourquoi il semblait si triste.
Plus tard il a regardé autour de lui, observant les gens d’une façon détaché. Plusieurs fois son regard se posa sur moi, mais je ne savais pas s’il me voyait vraiment. J’ai failli me lever. Marcher vers lui. Demander s’il voulait raconter. Je n’ai pas bougé de ma serviette et détourné mon regard vers la mer, où flottaient au loin les roses, poussés par le vent vers la côte, dansant sur les vagues courtes.
Alors le vieux monsieur s’est habillé. Il a froissé le film plastique jusqu’à en faire une boule serrée qu’il a aussitôt emprisonné dans la poche de son short. Puis il s’est mis à remonter d’un pas lent le sentier raide, jusqu’en haut de la falaise. Arrivée tout là-haut, il a levé les bras comme quand on salue les passagers d’un paquebot passant au large. Il a semblé lancer un cri dont le son pour nous en bas était volé par le fracas des vagues contre les rochers.