C’était un an ou deux après la mort du peintre, l’été où j’avais trouvé un travail dans la ville d’à côté. Une femme passait régulièrement. Elle était toujours en colère. Elle revendiquait, semblait fâché contre quelqu’un ou quelque chose.
C’était la veuve d’un peintre qui avait été fou disait on. La femme en colère se battait pour son œuvre, son souvenir. Avec tant d’énergie. Elle nous laissait des dépliants de sa fondation, à l’attention des touristes. Une collègue qui savait toutes les histoires de la ville, disait qu’elle était folle, elle aussi.
La femme instaurait avec sa force et sa colère une distance que je ne pouvais franchir. « C’est à cause de la nouvelle route », disait ma collègue. « Ca leur coupe le chemin vers leur propriété délabrée. Puis tu sais, les artistes… Ils ont souvent de gros problèmes tu vois ». Je ne voyais pas. Mon père était artiste. J’étais du coup solidaire de la femme en colère.
Je savais où était le chemin qui menait à la fondation. Il y avait un panneau avec un nom qui m’avait frappé. On aurait dit un nom de chez moi. Je ne savais pas alors, que ce nom était la répétition du prénom du peintre belge. Nom qu’il s’était donné pour n’être que lui-même.
J’aimais bien. Ça sonnait presque comme « seigle » dans ma langue.
Souvent je me disais qu’il faillait y aller, visiter la fondation, voir qui se cachait derrière le nom couleur pain de seigle, …sans jamais faire le pas et m’y rendre pour de vrai.
15 ans plus tard une relation de travail me parlait de la fille d’un peintre décédé qui voulait attirer des visiteurs vers le lieu où avait vécu et travaillé son père. Il m’était proposé de la contacter pour voir si à l’occasion d’une rencontre avec la presse on pouvait faire quelque chose pour elle.
Je me suis enfin rendue à la fondation sur invitation. Je me souviens mal de ce qui s’est dit. Il y a des images qui me sont restées et surtout une impression.
La femme du peintre était décédé je crois. Elle n’était plus là pour porter la colère. Il y avait sa fille ou sa belle fille venue de Paris, qui m’accueillait. Elle me faisait visiter un lieu de d’absence, si étrange.
Il y avait comme un cri suspendu, une rupture du temps, comme un arrêt sur image qui semblait durer depuis des années. Il y avait des objets, des sculptures. Il y avait l’atelier jonché de boites de peinture, de pinceaux durcis, de journaux, de couches et de couches de peinture partout, surtout. On aurait dit que la peinture en séchant avait figé une souffrance, un cri, le temps. C’était un hangar sombre, aux vitres cassées. Il y faisait froid.
Dans mon souvenir aujourd’hui, il n’y a rien d’autre. Il n’y a de la place pour aucun autre détail de cette visite. Peut-être quelques toiles exposées dans une pièce de la maison. Des tentures. C’était un lieu de lutte, où quelque chose avait sévi ou alors avait été subi. Où une souffrance s’était exprimée si longtemps que ce lieu n’exprimait que ça. Surtout ça.
Je reconnaissais quelque chose de ma vie d’avant. Ce que j’avais parfois perçu au contact d’artistes, amis de parents. Des personnes en errance dans un monde qu’ils n’arrivaient pas à appeler. Qu’ils se mettaient à dos par une colère étrange. Des écorchés vifs aux paroles justes, mais dont les voix ne s’élevaient pas assez haut dans le brouhaha de la complaisance ambiante.
Cet endroit exprimait cela. Je ne l’ai pas dit à la fille. C’était trop difficile à dire. Je n’avais pas les mots pour ça et je n’en avais pas envie. J’aurais voulu le dire au peintre mort, qui semblait avoir figé jusqu’à lui-même. La fille m’a confié un livre, écrit par la femme du peintre. J’ai du le lire à la maison dans les jours qui ont suivi ma visite. Je n’en gardais pas un souvenir précis. Juste des bribes. C’était une écriture courte. Très personnelle. Qui racontait sa vie avec le peintre. Une lutte. Histoire d’une vie comme une fusée. Parfois sur le point de partir vers le firmament, mais jamais longtemps et de plus en plus difficilement. Un peu comme une mouche cherchant son chemin dans un bocal fermé.
Je me suis souvenue de la femme en colère qui posait ses dépliants dans un présentoir.
Le livre a rejoint les rayons de ma bibliothèque, puis le temps a passé.
Depuis six mois, j’ai enménagé dans une petite pièce-bureau dont la fenêtre donne sur une grande battisse, entourée d’un jardin étroit. C’est un hôtel particulier d’un autre temps, dont je ne connais l’histoire ancienne. Jadis Hôtel du Département, aujourd’hui Hôtel des Arts, la création contemporaine s’y affiche désormais dans des espaces vides aux murs blancs, sous des hauts plafonds, où les pas résonnent avec retenue sur le parquet patiné.
Les expositions s’y suivent à une cadence soutenue. Les vernissages ont lieu en général le vendredi en fin de journée. Suivant les saisons, sous des abris de jardin devant le parvis, ou en plein air avec, par temps de Mistral, des nappes de table qui gondolent, à renverser verres et « finger food ».
Les invités sont de tout bord : élèves des beaux-arts du coin, artistes confirmés, mécènes, personnalités du monde culturel, élus. Il y a les vestes en velours côtelé, les pulls tachés, les jeans, les hommes en noir, les looks branchés ou costumes cravates et tailleurs, en fonction du personnage que l’on doit jouer, que chacun c’est choisi.
Il y en a qui ont un petit creux et qui passent et repassent devant le buffet. On discute aux gestes amples, ou en passant la main dans les cheveux, nonchalamment, l’air pensif. On s’embrasse, on salue, on piste le reporter ou correspondant local. Il y a discours et applaudissements. Le protocole est respecté. Par fois quelqu’un est seul, solitaire dans son coin et ne semble connaître personne.
J’observe d’en haut de ma fenêtre. Je ne reconnais personne. Ce n’est plus mon monde.
Pour chaque exposition il y a de grands panneaux accrochés aux grilles du jardin, portant en grandes lettres le nom de l’artiste sur fond d’une de ses œuvres. Un jeudi en sortant de la bouche du parking souterrain en face de l’Hôtel des Arts, j’ai vu les grands panneaux jaunes et marron et reconnu le nom du peintre.
Je montais l’escalier du parking vers la sortie. A cet endroit, quand on arrive en haut pour se diriger vers le passage pour piétons, le regard croise toujours un instant les panneaux de l’Hôtel des Arts. Très grands, ils se répètent plusieurs fois sur la grille et encore plus immenses sur la façade.
Ce jour là de nouveaux panneaux avaient été accrochés et j’ai souri. Sur l’artère principale de la grande ville, en jaune, noir et marron on lisait le nom couleur seigle du peintre. Arrêtée au feu du passage, je regardais les tableaux et petit à petit les souvenirs oubliés revenaient. J’étais heureuse comme pour un ami qui allait enfin être exposé. Qu’en aurait pensé le peintre ? Je me suis dit que j’irai voir ses tableaux la semaine suivante, pour refaire le puzzle dans ma tête.
Une semaine plus tard, je décidais de ranger ma bibliothèque. Il y avait des livres partout dans ma maison. Je manque de place. Dehors il faisait froid, le mistral empêchait le printemps de s’installer. Je tournais en rond. Souvent dans ces cas je range pour me sentir utile, pour aller mieux. Pour réfléchir en travaillant.
En rangeant j’ai retrouvé sur la planche la plus haute, le livre de la femme du peintre. J’étais contente et voulais le mettre de côté pour le lire le soir après le travail comme récompense. Une heure plus tard assise sur un coussin au milieu de dizaines de piles de livres je remontais le temps en illustrant ma lecture des souvenirs de l’atelier figé. En relisant l’histoire de la lutte de cette homme, puis du couple, puis de toute une famille je me disais que cette lutte avait fini par devenir l’essence même de leurs vies de leur histoire.
Le lendemain je suis aller voir les tableaux, puis j’ai acheté le catalogue de l’exposition, comme pour me faire pardonner de n’avoir pu voir dans chaque tableau exposé à l’Hôtel des Arts autre chose que cette lutte. Pas l’œuvre telle que le peintre l’avait projetée.