Je suis émerveillée les jours où la langue m’ouvre une porte inattendue vers un mot précis et juste, à la connotation si obscurément évidente en temps normal, que les natifs d’une langue maternelle usent sans réfléchir et sans se prendre la tête, mais aussi sans qu’ils soupçonnent leur bonheur.
Quand on est exilé à jamais, de gré ou de force, on risque de passer le reste de sa vie enfermé dans une forme d’expression verbale approximative.
Il y a au monde des peuples entiers d’immigrés et exilés qui vivent à l’étranger ainsi leur nouvelle vie dans le souvenir et l’à-peu-près, sans trouver dans la nouvelle langue la justesse des mots. Peut-être aussi sans en ressentir le besoin. Ils vivent alors dans l’à-peu-près des histoires qu’ils essayent de partager. Ils pensent en une langue devenue étrangère, et parlent une langue approximative. Seront ils à jamais plus tout à fait bien compris ?
Quel désir indéfinissable fait que l’on tend ses bras vers une nouvelle langue au point d’en avoir mal au dos, aux bras, aux épaules, à la tête, à l’âme ?
(Quand on n’a que ses pensées à partager avec les autres et donc que des mots pour être heureux… non….. Quand on n’a que le degré de compréhension des autres, comme caisse de résonance de ce que l’on aime raconter, partager pour retrouver une identité……)Je n’en sais rien. Au bout de 30 ans la langue Française ne me va toujours pas comme un gant. C’est plutôt une seconde peau qui flotte autour des yeux et des oreilles, comme le col relevé d’un grand imperméable, derrière lequel j’ai tenté long temps de me cacher.
L’écart culturel entre le Plat-Pays aux Princes protestants et le pays des Rois de France catholiques puis de la Révolution, y est sans doute pour quelque chose.
Je m’imagine l’effort que cela a coûté à Milan Kundera, d’apprivoiser la langue Française en un deuxième peau si bien ajusté à la couleur de son âme Tchèque.
Je m’imagine aussi son désarroi, quand il était arrivé assez loin dans l’apprentissage de sa nouvelle langue pour découvrir dans ses livres traduits par des tierces personnes des mots erronées, pas justes, ou trop « belles » pour rappeler leurs couleurs d’origine. Car il est connu que dans toutes les langues, tous les mots et tous les sons ont une couleur et une lumière propre, suivant l’ordre et leur position dans les phrases.
Milan était adulte quand il partit pour l’exil. Même adulte confirmé.
Il était bien ancré dans sa première langue, sa culture, sa peau. Cela lui a probablement procuré un bon terreau pour attaquer (avec le succès que l’on lui connaît) l’ensemble de la transposition de son âme et être du Tchèque vers le Français. Il n’avait plus trop à chercher les chemins de la vie, de la pensée, mais juste les mots. Les mots justes de l’autre langue, de l’autre culture.
A mon arrivée en France à 30 ans (la même année que Milan Kundera s’exilait également vers la France) je n’étais pas finie, je n’étais même pas à mi-chemin. Je ne quittais pas un pays mais une enfance et une adolescence. Je ne pouvais évoquer l’oppression, la répression, l’interdiction… Car mes oppressions et répressions et interdictions étaient celles de mon histoire à moi. Générés involontairement par mes géniteurs par leur amour et avec bienveillance. Comment parler de l’interdit que l’on ne sait pas encore nommer et qui plus est dans une langue étrangère ?
J’ai donc commencé une nouvelle vie et une nouvelle langue comme un naufragé volontaire, qui simule une perte de mémoire, qui doit réapprendre à parler, à marcher… Tout en gardant le contact avec la famille, le pays d’origine. Ainsi il s’est opéré petit à petit en moi un schisme. Je n’étais pas une greffe poussant sur le tronc de la première vie mais plutôt comme deux arbres poussant côte à côte dont la deuxième est branche devenu arbre, née par marcottage.
Ou par bouturage ?
Ce n’est que aujourd’hui, 30 ans plus tard que la continuité peut exister en moi. Sans pour autant pouvoir transposer parfaitement les couleurs de l’enfance en français et les couleurs de la vie d’adulte en Néerlandais. Il reste une faille sans pont et sans liaison entre deux parties d’une vie que j’ai vécu dans le même corps mais que mes sens et mon cerveau n’arrivent pas à unir.
Récemment j’ai découvert que cela est sans importance et ce depuis que je n’écris plus que pour moi-même, par plaisir d’aligner les mots, de trouver les sons et couleurs comme quand je peins ou lors d’une improvisation musicale que je sais sans intérêt ou importance.
Je regrette de probablement jamais rencontrer Milan Kundera. Il est aujourd’hui un homme âgé et je n’ai pas rattrapé l’avance qu’il a toujours eu dans la vie. Quel sens auraient nos conversations? Y trouverions nous un plaisir partagé? J’aurais aimé qu’il soit notre voisin. Pour partager au hasard des rencontres dans le quartier, de petits plaisirs quelconques, autre que l’écriture. Nous serions deux personnes venues d’ailleurs, qui peut-être partagerions parfois la jouissance d’un instant de vie, d’une situation, d’une expérience.
Je m’imagine le bonheur de tels instants avec l’ homme aux pensées justes, capable d’emprunter le chemin des mots justes dans notre nouvelle langue désormais partagée avec bonheur.
Merci Milan.
J’aime vous lire.
Six-Fours, le 28 mai 2007