L’enchevêtrement des crises sociétales, économiques, écologiques, politiques n’est pas propre à la France. C’est un fait global partout observé, particulièrement mis en évidence par l’irruption de forces politiques illibérales et populistes ; des termes, d’ailleurs, trop peu explicités[1]. Les réponses institutionnelles et populaires qui en découlent sont en revanche variables et dépendent fortement de déterminants locaux. La thèse présentée ici est que les questions de souveraineté populaire et démocratique soulevées dès le XVIIIe siècle font leur grand retour et semble clore un cycle long d’expérimentation démocratique en Occident basée sur le principe méritocratique. Comment décider ensemble ? Comment retrouver notre capacité d’agir dans un monde devenu global, mais qui aspire à revivifier le local ?
Plusieurs constats méritent d’être rappelés et synthétisés. Le déclin inexorable des grands récits (religieux et politiques) s’accentue. La sociale démocratie et le néolibéralisme impulsé par la révolution conservatrice des années 1970 font désormais partie de ce champ de ruines. La conséquence est l’implosion des forces politiques traditionnelles et la volatilité de l’offre politique[2]. Ce déclin met en friche l’imaginaire politique émancipateur. Or la condition humaine nécessite le recours constant à des récits structurants[3]. Aujourd’hui, une multitude de récits alternatifs bricolés côtoie des idéologies réactionnaires et identitaires pilotées par des acteurs bien identifiés. Ce confusionnisme politique qui emprunte des idiomes hétéronormés souvent contradictoires imprègne la plupart des discours politiques, y compris dans les formations traditionnelles, accélérant de fait leur déclin[4]. Ces récits pullulent au sein d’un écosystème médiatique incapable de donner du sens à ce que nous subissons. Pour faire court, les réseaux sociaux sont structurés algorithmiquement en bulles informationnelles et les médias traditionnels qui brassent large restent enfermés dans un modèle économique qui privilégie soit la culture du clash (principalement dans les médias privées) soit des récits nostalgiques hors sol qui se veulent faussement rassurants (principalement dans les médias publics). Le plus souvent, les deux approches vont de pair. Elles participent ainsi à l’extrême droitisation des débats[5] alors même que l’idée d’une droitisation des valeurs dans la société n’a rien d’évident. La société civile bouillonne, entre résignation, cynisme, expérimentation sociale et une colère qui peine à trouver son objet. C’est dans ce vide politique que s’engouffrent les forces réactionnaires en remettant sur le devant de la scène les traditionnels boucs émissaires : juifs, migrants, et aujourd’hui les musulmans et les « élites mondialisées ». Il y a le « eux » et le « nous », termes plus « contenants » que « contenus », qui s’imposent comme une barrière symbolique infranchissable. Le pouvoir est ainsi placé dans une position d’extériorité, d’étrangeté radicale, face aux gens du commun.
Or, nous rappelle Michael Foessel, le pouvoir démocratique n'est nulle part, parce qu'il est partagé par beaucoup et il est partout au sens où il est repérable dans une infinité de lieux sociaux[6]. Claude Lefort et Michel Foucault le conçoivent d’ailleurs en termes de relations plutôt que de substance. La réalité du pouvoir ce sont des relations à chaque fois contingentes et réversibles de commandement et d'obéissance qu'il faut analyser comme une « concaténation anatomique » plutôt qu'à l'intérieur d'une théorie générale de la domination[7], une « microphysique des pouvoirs » dixit Michel Foucault. Le pouvoir, conféré par la loi ou les circonstances, n’est rien d’autre que son usage. C’est une façon de dire que le pouvoir ne se délègue pas, il se prend, se négocie à travers les conflits et le jeu politique. C’est la force et la faiblesse des systèmes démocratiques. L’immaturité politique consiste à vouloir déléguer les pleins pouvoirs à un homme providentiel, pour aussitôt en attendre la chute avec délectation. La Vème République, née de la crise institutionnelle liée aux décolonisations et fondé par un homme perçu comme providentiel, semble à ce titre inadaptée aux enjeux démocratiques de demain.
Dès lors qu’il s’incarne dans des lieux et des grands personnages, le pouvoir officiel repose alors sur une fiction, sans doute nécessaire à la vie sociale. C’est la fonction principale du roman national défendue par une bonne partie de la classe politique. Il rend ainsi invisible les réseaux d’influence et les officines où se joue la réalité du pouvoir. Il en découle que le cœur de l’action politique devient sa mise en scène et sa publicité permanente par un storytelling ad. hoc. Or, publicité n’est pas transparence. Plus les ressorts de l’action politique paraissent opaques plus les discours sur la transparence abondent, mais ils ne font guère illusion dans un contexte médiatique où les ressorts de la communication politique sont commentés et éventés en temps réel. En effet, si la démocratie représentative s’est historiquement fondée contre le secret et l’arbitraire, le secret des affaires reste presque toujours une des conditions de l’action. Le voile s’est aujourd’hui déchiré. La litanie des affaires, liées à la présidence Sarkozy pour prendre un exemple récent, jette une lumière crue sur l’arrière-cuisine. Pour cette raison, la Justice, les chercheurs en science sociale, les journalistes d’investigation sont régulièrement attaqués par une partie de la classe politique, car leur indépendance croissante met en péril le secret des affaires et par extension la souveraineté des puissants.
Mais si l’on refuse le césarisme, comment restaurer alors la souveraineté de l’État? En poussant la logique plus loin, un président n’est réellement souverain que si le peuple le porte et le soutient pleinement dans son projet. De Gaulle l’avait compris ; son acte le plus fort et le plus digne a été de partir quand il a compris que sa vision ne correspondait plus aux aspirations de la société. Il est vrai qu’il s’intéressait plus à la France qu’aux Français. Il va sans dire que le « peuple » n’est pas une substance, une entité collective, bien qu’il s’agisse sans doute d’une fiction nécessaire. Le peuple n’existe vraiment que dans l’action contingente ; cela, les révolutionnaires de 1830, 1848, 1871, les soixante-huitards et les Gilets jaunes l’avaient bien compris. Cette convergence de vues entre peuple et leaders politiques qualifiée souvent d’union sacrée peut être aisément trouvée dans des moments de l’histoire - pour le meilleur et pour le pire - dès lors que des enjeux forts sont clairement exprimés.
Un constat est âprement discuté dans les sphères intellectuelles. « Le monde connaît un processus de planétarisation, largement économique, où la politique n'existe plus, sinon sous l'injonction d'adaptation », explique le philosophe et mathématicien Olivier Rey[8]. Mais les historiens actuels objectent que les processus de mondialisation sont anciens et ont toujours été vivaces, le fait impérial étant paradoxalement indissociable de la construction nationale. Mais si les effets de la mondialisation sont à ce point une banalité de l’histoire depuis les temps modernes, un point essentiel reste cependant à relever : son accélération récente et fulgurante. Quelques sociologues ont proposé des analyses qui vont au-delà de la critique convenue, quoique nécessaire, de cette mondialisation tardive à l’orée des années 1980. Dans «Accélération, une critique sociale du temps» (La Découverte, 2013), Harmut Rosa met la perspective sur notre rapport au temps[9]. La modernité a placé le progrès comme horizon, mais cet horizon a fini par s’évanouir en raison de l’effondrement des grands récits. Lancées sans buts, nos sociétés technocratisées ne peuvent plus se stabiliser que dynamiquement. Le capitalisme n’en finit plus de se réformer par la fuite en avant, vers toujours plus d’innovations, d’ingénierie sociale, juridique et financière. Nos modes de vie sont bouleversés à très grande vitesse par les impératifs de consommation ; un consumérisme, du reste, dont nous sommes les acteurs à moitié consentants. Le fait important est le suivant : dans l’espace intergénérationnel, la transmission de savoirs, de valeurs au sein de la famille, de l’école, de l’entreprise ne va plus de soi. Ceci provoque un sentiment aigu de dépossession et d’aliénation dans la mesure où la filiation culturelle n’est plus assurée. L’environnement social et urbain « visible » change également à grande vitesse[10]. Seules les monuments historiques et les clochers semblent se jouer du temps qui passe. L’individu postmoderne sombre alors dans la nostalgie d’un monde qu’il a à peine connu, un monde largement fantasmé et instrumentalisé par des entrepreneurs de mémoires et autres déclinistes.
Cette insécurité « culturelle » est à questionner. Le paradoxe est que la disparition de la violence endémique des sociétés passées nous rend intolérable la violence physique et tolérable la violence sociale. Pour être plus précis, la violence est reléguée dans des espaces périphériques (les quartiers dits sensibles et les territoires anciennement colonisés). Il ne fait aucun doute que le sentiment d’insécurité prospère sur le confusionnisme politique ambiant. Ne sachant plus où localiser le « mal », intrinsèquement lié à l’exercice du pouvoir, un ressentiment diffus croit et trouve à se focaliser sur les marges du haut et du bas de la société : les « élites mondialisées » et les « hordes de barbares » intra ou extra-muros. Si le lieu de la souveraineté n'apparaît pas, c'est parce qu'on nous le cache. Le complotisme devient alors une « passion de la localisation » qui repose sur une conception naïve du pouvoir : celui-ci devenant une substance déposée dans quelques mains. On cherche d’autant plus à localiser le pouvoir que celui-ci n’est plus assignable à un lieu unique[11].
La préemption de la violence par l’Etat est traditionnellement reconnue comme le moyen le plus sûr de pacifier les sociétés. Michel Foucault avait conceptualisé la gouvernementalité comme une forme de pouvoir que l'on ne peut plus dénoncer parce qu'il définit la norme, la raison, le savoir. Karl Marx décrivait déjà les gouvernements en régime capitaliste comme des chargés d'affaires des intérêts économiques dominants. Le pouvoir aux mains des bourgeois est devenu de fait une construction juridique. Le droit privé n’a fait qu’officialiser un rapport de pouvoir déjà en place[12]. Mais Marx n’a pas anticipé le fait que les capitalistes tenaient ses critiques pour très sérieuses. Par la suite, l’État de droit puis l’État social allaient être chargé de gérer tout ce qui n’est pas rentable et juguler la grogne populaire par l’ingénierie sociale et la mise en scène de sa toute-puissance. La guerre et l’épopée coloniale ont participé à ce récit national[13]. Aujourd’hui, la cause semble entendue : le politique s’est dissous dans un maquis juridique et technocratique inextricable (les péripéties du Brexit le montrent à l’envi). Cette capacité perdue d’agir sur le monde s’exprime par des taux record d’abstention, d’autant plus fort que la raison technocratique l’emporte. Mais cette capacité-là n’est-elle pas aussi objet de désirs contradictoires ? Le mouvement de balancier est mortifère : on la surévalue en misant sur un homme providentiel tout en la sous-évaluant en se retirant de toute vie politique.
L’on voit aisément que la question de souveraineté est sous-jacente à tous les phénomènes décrits. Elle est fondamentalement politique puisqu’en interne elle interroge les relations de pouvoir, du droit et du monopole de la violence légitime. Des Gilets jaunes à Nuit debout en passant par la Manif pour tous et les Antivax, chaque mouvement social est promptement qualifié d’éruptif pour mieux en gommer le caractère politique. La souveraineté de l’État est désormais contestée autour de deux pôles complètement opposés : « la critique de son omnipotence et la critique de son impotence (et souvent les deux en même temps) »[14]. Comment se positionner contre l’État tout en voulant plus d’État ? Comment agir sur le monde tout en refusant de trouver des réponses institutionnelles pérennes[15]? Toute l’ambivalence politique des Français se niche dans cette matrice de la mise en scène de la toute-puissance de l’État et son impuissance constatée. La gestion de la crise sanitaire au tout début de la pandémie est éloquente à cet égard. Cette ambivalence se niche aussi dans l’incapacité de lâcher l’ancien monde pour un autre, plus désirable, mais aussi lourd d’incertitude. C’est de cette incertitude que procède la quête de l’homme fort[16].
Comment alors décider ensemble dans un XXIe siècle où tous les grands enjeux sont transnationaux, mais s’expriment le plus souvent localement? La démocratie a-t-elle encore un avenir ?
Un détour est nécessaire pour penser la souveraineté dans sa réalité historique. Le lieu de souveraineté identifiable explicite et réfléchie c'est l'État. L'État « statue » et c'est d'ailleurs l'origine de son nom status. Pour Machiavel, l’exercice du pouvoir est par excellence l'enjeu et l'objet de la politique. Las ! Crise financière, sanitaire, écologique, migratoire, sécuritaire ; c’est précisément au moment où l’État nation, enfermé symboliquement dans ses frontières, semble impuissant que la tentation de l’homme providentiel resurgit. La sacralisation de Gaulle, la fétichisation de grandes figures comme Napoléon ou Louis XIV illustre bien le malentendu français sur notre histoire : c’est bien l’empire, la conquête, les politiques d’influence, c’est-à-dire la projection constante et durable de la puissance de l’État sur des territoires qui lui sont extérieurs qui ont fait la puissance de la France. Ces trois personnages iconiques étaient des hommes d’empire mais rares sont ceux qui le relève. En d’autres termes, la souveraineté de l’État français est impossible à appréhender sans étudier la transnationalisation des processus dans lesquels notre pays est imbriqué. Sans la prise en compte de l’histoire impériale de la France dans le récit national, la refondation d’une souveraineté nationale est vaine. Si la question de la souveraineté est par définition adossée à celles des frontières, elle n’est vue dans notre pays qu’à travers le prisme national voire strictement hexagonal. Les institutions de la Vème République ont renforcé le mythe d’une France souveraine et autosuffisante lors des Trente Glorieuses alors que celle-ci était déjà très largement tributaire de son nouvel empire informel (la françafrique) et formel (l’Union européenne). De Gaulle n’a jamais compté sur les seules forces de la métropole. L’inscription dans l’UE est faussement perçue comme un jeu à somme nulle : plus l’UE a de compétences, moins l’État français en a ; alors qu’il est particulièrement évident que la France a pleinement profité de la construction européenne et plus généralement des flux d’échanges mondiaux[17]. Cette inculture historique et économique est patente sur la scène publique. Les historiens Nicolas Delalande et Stephen W. Sawier ont récemment rappelé à quel point « l’histoire impériale de la France, depuis l’époque moderne, invite à reconsidérer la solidité et la fixité d’une souveraineté étatique qui a connu de multiples mouvements d’expansion et de rétractation, sur des territoires et vis-à-vis de populations extrêmement diversifiées »[18]. Pour le dire de façon provocante, la République une et indivisible a largement été un mythe. Il n’est pas faux de considérer que la France n’est devenue un État-nation qu’en 1962 quand la situation juridique des nationaux s’est unifiée (pour rappel, les Algériens musulmans étaient français, mais non citoyens). À Saint-Domingue à partir de 1793, Toussaint l’Ouverture avait déjà placé les révolutionnaires face à leurs contradictions en matière d’égalité de statuts. Aujourd’hui, ce sont toujours les reliquats d’empire qui questionnent le plus la souveraineté de l’État français. Externes à l’hexagone, les rébellions actuelles dans les Antilles françaises, en Nouvelle-Calédonie et en Guyane nous rappellent ce qu’a été la France depuis la première modernité. Internes à l’hexagone, les descendants des peuples colonisés comprennent que le recul des discriminations passe aussi par une pleine reconnaissance de cette histoire impériale. L’exercice de la souveraineté par les puissants s’est toujours construit face à la diversité, aux marges de la société : les femmes, les esclaves, les colonisés, les pauvres et les exclus considérés comme des classes dangereuses. Les auteurs D’ici et d’ailleurs montrent bien ce que fut réellement l’exercice de la souveraineté au cours du temps, une affaire d’échelle : de la région (avec des particularismes culturels et juridiques marqués), aux institutions supranationales (UE, FMI etc.) très souvent dirigées par des grands commis français, en passant par l’État qui exerce son autorité sur un empire formel puis informel[19]. Loin de se diluer, la souveraineté française s’est démultipliée en occupant différents postes clés au sein de réseaux d’influence transnationaux ; ce que l’on appelle communément le soft power. S’il n’y avait pas le fétichisme du roman national, le déclin de la France sur l’arène internationale apparaîtrait vite comme un mythe. Il y a juste eu une reconfiguration de la capacité d’action française dans le domaine économique, culturel, diplomatique et militaire, dans un contexte de rééquilibrage au profit des puissances émergentes.
Le recouvrement de la souveraineté n’apparaît plus alors comme le retour de supposées frontières, mais plutôt comme le désenchâssement des intérêts publics et privés au sein des lieux de pouvoirs. Cette porosité ou plutôt cette synergie entre des intérêts politiques et économiques privés est une histoire fort ancienne et bien documentée. Car au fond, rappelle Jean Claude Monod, il n’y a pas des lieux de pouvoir, mais des lieux où se cumulent différentes formes de pouvoirs. Cette porosité entre pouvoir officiel et pouvoirs officieux est le point nodal qui définit la raison d’État. Elle est la clé pour comprendre la technocratisation de la société par les process[20], l’évasion fiscale massive, un maillage juridique d’une complexité affolante, des algorithmes garants du contrôle social[21], des innovations sans lien aucun avec le progrès social[22], des marchandises émotionnelles[23] (emodities) comme nouvel opium. Cette synergie classiste qui unit décideurs, think tanks et lobbyistes est une des principales causes de la brutale accélération et complexification du monde, de sa marchandisation vimple prise de conscience devrait suffire à faire bouger les lignesentes échelles de souveraineté le statée et dénoncéeet in fine de la destruction des écosystèmes.
Le sentiment de dépossession et la défiance mortifère envers les institutions en sont les corollaires. Un néofascisme diffus et confus menace nos démocraties en voulant figer sous la coupe d’un homme fort nos sociétés dans leurs particularismes culturel et ethnique. Ce néofascisme comme glaciation de l’histoire est très logiquement une réponse à cette accélération du temps. Il doit être pris au sérieux, car il procède bien de ce nouvel exercice du pouvoir devenu dominant: celui de capter l’attention coûte que coûte par n’importe quel moyen rhétorique. Les tyrans de demain seront des créatures médiatiques.
Comment sortir de l’impasse ? Les enjeux transnationaux sont tous imbriqués et doivent être énoncés clairement par les forces politiques. En voici une liste non exhaustive qui n’engage que l’auteur : transition écologique, renouveau démocratique, réduction des inégalités, recouvrement de la souveraineté fiscale, passage progressif d’une économie fondée sur le consumérisme, le propriétarisme à une économie réenchassée dans le lien social[24] et fondée sur les communs. Quels que soient les enjeux choisis, il apparait que les leviers sont à la fois locaux, nationaux et internationaux. Il est donc nécessaire de repenser nos institutions en prenant en compte les différentes modalités d’une souveraineté pleine et entière, sur plusieurs échelles, afin de mieux répondre aux défis transnationaux qui nous attendent. Il s’agit moins de définir les lieux de pouvoir que d’organiser son partage à nouveaux frais en prenant compte l’articulation des trois formes du pouvoir juridiquement définies: la détention d’informations, la puissance économique, et la fonction d’organisation[25].
Face à de tels enjeux, la question n’est pas tant de tabler sur un très hypothétique miracle, mais de s’engager dans un chemin qui permet de retrouver le sens d’un récit collectif. Ceci revient à « faire peuple » à nouveau. La souveraineté fut autrefois arrachée à la noblesse. Elle doit aujourd’hui être arrachée aux thuriféraires d’une méritocratie qui n’est historiquement que l’autre nom du propriétarisme[26]. Cette méritocratie se contente de légitimer le cumul de toutes les formes de capital : social, culturel et économique[27]. Pour fonder ce projet, les bonnes idées ne manquent pas[28]. Ce qui manque à l’évidence, c’est une offre politique portant une vision du futur à la fois incarnée, émancipatrice et mobilisatrice, bref désirable. Malheureusement, la critique sociale de gauche devient extrêmement inconfortable dans un monde complexe où le niveau d’interdépendance est inédit. De plus, elle peut difficilement émerger dans l’écosystème médiatique actuel qui ne permet pas le débat raisonné. Or ce qui nous rassemble tous ne peut être énoncé que dans l’exercice démocratique. Ce renouveau démocratique est à la fois une affaire de volonté collective et aussi un problème constitutionnel à résoudre.
[1] Cf. la très bonne synthèse in Appadurai Arjun, Bauman Zygmunt, et al., L’âge de la Régression, Premier Parallèle, 2017.
[2] Piketty Thomas, Gethin Amory et Martinez-toledano Clara, Clivages politiques et inégalités sociales - Une étude de 50 démocratie, Paris, Le Seuil, 2021.
[3] Harari Yuval Noah, Sapiens: Une brève histoire de l’humanité, Paris, ALBIN MICHEL, 2015.
[4] https://aoc.media/opinion/2021/10/06/prendre-au-serieux-le-confusionnisme-politique/; https://blogs.mediapart.fr/philippe-marliere/blog/151021/dans-un-clair-obscur-discursif-surgissent-des-monstres-ideologiques ou encore Corcuff, P. (2019). 7 thèses pour en finir avec la gauche radicale en France. Lignes, 59, 67-84. https://doi-org.bibelec.univ-lyon2.fr/10.3917/lignes.059.0067
[5] Le terme extrême droite est trop souvent utilisé pour disqualifier l’adversaire, sans jamais être réellement défini. Si le culte de l’homme fort, les crispations identitaires autour de l’ethnie, la race ou la nation sacralisée ont été des constantes dans ces mouvances, il est possible aujourd’hui de circonscrire le phénomène autour de trois pôles qui forment un amalgame : islam, terrorisme et invasion migratoire. Ce triptyque justifie la surenchère sécuritaire et le mythe du « sauveur de la nation » dont s’est explicitement emparée E. Zemmour.
[6] Bensa Alban, Boltanski Luc, Canto-Sperber Monique et al., Où est le pouvoir ?, Paris, Folio, 2016.
[7] Ces relations d’interdépendance et de réversibilité entre dominants et dominés sont particulièrement bien observables dans les sociétés coloniales, dès lors qu’une approche microsociale et mesosociale par les réseaux sont privilégiés. Cf. Ralite Christophe, Les processus de politisation au Cameroun: hommes et réseaux 1944-1962., Thèse de Doctorat 3ème cycle en Histoire, Lyon, Université de Lyon 2, 2021.
[8] http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2016/08/05/31001-20160805ARTFIG00259-olivier-rey-la-politique-n-existe-plus-elle-s-est-evaporee-dans-la-planetarisation-22.php
[9] Paul Virilio a été un précurseur en son temps dans cette réflexion sur les effets délétères de l'accélération du temps. cf. L’art du moteur, Paris, Galilée, 1993 ; L’Inertie polaire, Paris, Christian Bourgois, 2002.
[10] Le complotiste vit et pense sous le règne de la raison autosuffisante et affirme que moins une cause est visible, plus elle est efficace. Malin, Eric Zemmour tente de déjouer l’accusation de complotisme en affirmant que la réalité du Grand remplacement se trouve dans l'observation des gens dans le métro. Il joue bien sûr pleinement sur la racialisation du regard, en feignant d’ignorer qu’une bonne partie de ces personnes racisées sont nées en France et qu’un tiers des étrangers sont d’origine européenne donc invisibilisés.
[11] Bensa et al., Où est le pouvoir ?, op. cit., 2016, pp. 37-52.
[12] Graeber David, Chemla Françoise et Chemla Paul, Bureaucratie, Babel, 2017.
[13] Cabanes Bruno, Une histoire de la guerre - Du XIXe siècle à nos jours, Paris, Le Seuil, 2018.
[14] Merci à Nicolas Delalande et Stephen W. Sawier pour brillante formule, in Deluermoz Quentin, D’ici et d’ailleurs, Paris, La Découverte, 2021, p. 178.
[15] Cet aspect reste une contradiction fondamentale des mouvements sociaux populaires (antivax, gilets jaunes, Nuit debout, ZAD etc.)
[16] Pour Zygmunt Bauman, la protéophobie, qu’il définit comme le rejet de tous les phénomènes multiformes, allotropiques qui sapent les grilles familières de classification, est à la source du raidissement de l’ordre social et par conséquent de l’ambivalence de l’individu. En effet, « la gestion de l’espace social n’élimine pas la protéophobie ; pas plus qu’elle n’est censée le faire. Elle utilise la protéophobie comme sa principale ressource, volontairement ou par mégarde, mais toujours constamment elle refait ses réserves » . Or « l’ambivalence […] est la cause de toutes les tentatives d’établissement de l’ordre » in La vie en miettes: Expérience postmoderne et moralité, Paris, Fayard/Pluriel, 2010, p.207.
[17] Deluermoz, D’ici et d’ailleurs, op. cit., 2021.
[18] Ibid., p. 178.
[19] Pour rappel, la réforme récente du franc CFA est une initiative venant de Paris. L’empire informel de ce qui fut la françafrique est un cadavre qui n‘en finit plus de mourir.
[20] Graeber David, Chemla Françoise et Chemla Paul, Bureaucratie, Babel, 2017;
[21] https://aoc.media/analyse/2021/11/11/ia-et-reforme-de-letat-vers-des-bureaucraties-sans-humains/
[22] Hunyadi Mark, La tyrannie des modes de vie. Sur le paradoxe moral de notre temps, Le bord de l’eau, Paris, 2015
[23] Illouz Eva, Honneth Axel et Joly Frederic, Les marchandises émotionnelles, Paris, Premier Parallèle, 2019.
[24] Pour Carl Polanyi, les phénomènes économiques au cours du XXème siècle, comme séparés et constituant à eux seuls un système distinct auquel tout le reste du social devait être soumis, ont désocialisé l'économie. C’est ce qu’il appelle le désenchâssement. Cf. La grande transformation: aux origines politiques et économiques de notre temps, 2017.
[25] Bensa et al., Où est le pouvoir ?, op. cit., 2016, p. 126.
[26] Piketty Thomas, Capital et idéologie, 01 édition, Paris XIXe, Le Seuil, 2019.
[27] Voir le texte de la philosophe Chantal Jacquet https://aoc.media/opinion/2018/12/25/meritocratie-lenvers-de-democratie-2/
[28] https://www.mediapart.fr/journal/economie/210521/changer-l-economie-en-profondeur-des-propositions-emancipatrices