Ce matin, j’écoute (et je regarde en vidéo) Eric Dolphy en 1964 prendre un solo de clarinette basse sur « Take the A Train » et sortir radicalement de l’esthétique qu’a développée précédemment Jaki Byard au piano ou que poursuivra Clifford Jordan au sax ténor ensuite et puis voilà: je me mets à penser (c’est terrible quand ça me prend… ;) *https://youtu.be/vAn_gyNcvN4. On voit (et surtout on entend) que Charles Mingus à la contrebasse est tout aussi à l’aise dans les deux contextes, il fait le pont entre les rives. La révolution du jazz modal et du free par rapport à la dévotion due à l’harmonie était nécessaire, comme une évolution implacable mais qui n’annulait pas la pratique harmonique, c’était une branche de l’arbre qui prenait son autonomie et fascinait le monde par son insolence révolutionnaire à écrire l’histoire musicale en temps réel, en toute conscience. Ce qui est fascinant, c’est que cette explosion de liberté créatrice éclos dans un pays qui colonise culturellement une grande partie de la planète, avec autorité à la fois commerciale, politique et idéologique, et qui propose à ces peuples et cultures colonisés les éléments d’une révolte clefs en main. Le langage du jazz n’est il pas un héritage que les descendants d’esclave ont construits en mariant leur culture d’origine africaine avec celle des européens émigrés sur la Terre Promise? La modernité ne saura donc être envisagée et ressentie que sous ce prisme anglo-saxon.
On fera comprendre au artistes du « Monde » que leurs traditions sont forcément ancestrales (il n’auraient su évoluer eux même vers « La » modernité) et qu’il existe « une » voie pour s’émanciper, et qu’on ne nommera pas la voie occidentale mais la modernité elle -même, en toute évidence et simplicité. Aujourd’hui, dans le monde entier, on dira d’un projet esthétique extra-occidental qu’il est moderne s’il emprunte à un des courants contemporains de l’Occident. Sinon, même en renouvelant la forme, il reste « ethnique ».
Aujourd’hui, il me semble qu’une révolution esthétique dans les mondes non occidentaux ou minoritaires en occident, en particulier, serait de revendiquer une autonomie par rapport à ce discours, comme il est prudent de prendre du recul par rapport à sa volonté d’imposer la voie d’une unique forme de démocratie.
John Mac Laughlin est un guitariste virtuose qui a eu le mérite de faire connaitre aux occidentaux des artistes issus des musiques hindoustani ou carnatique, qu’il traite d’égal à égal, comme par exemple Zakir Hussain au tabla et de développer une belle complicité avec eux et le public occidental. Il fera de même ensuite avec la guitare flamenca de Paco de Lucia.
Mais si on enlève le contexte (le chaleureux plaisir de la réunion inter-culturelle) et la forme (la virtuosité exceptionnelle des mises en place orchestrales et rythmiques et des enchainements de soli), et c’est bien sûr déjà beaucoup, je ne sais trouver dans l’émotion que dégagent ces aventures esthétiques qu’un infime écho de ce que ces musiques, que ce soit le jazz ou la musique classique indienne, ou le flamenco, peuvent développer comme puissance émotionnelle de leur côté. Le métissage n’est pas en question ici, puisque le jazz est une musique neuve, comme le flamenco, et que ce sont, comme tout ce qui est vivant dans ce monde, des produits d’une évolution, le fruit de rencontres et de mariages. Que se passe t’il? Il semblerait que quelle que soit la forme musicale, et la sophistication du discours, la raison d’être de l’art en général, et de la musique en particulier, est d’être le medium d’un monde intime, inavoué, secret et à la fois commun à l’humanité, et que c’est un enjeu qui aboli toute forme. C’est en tout cas comme ça que nous le vivons, nous autres Aşıklar (Amoureux) du Monde. Peut-être que ces projets du guitariste virtuose sont restés, malgré une prétention artistique hautement revendiquée, cantonnés au niveau formel, comme un discours politique parfaitement réussi. Il reste à concrétiser ce discours dans un vécu afin que le parfum (Khushboo) qui s’en dégagerait nous bouleverse et qu’on jouisse enfin de cette incarnation.
Si on écoute les bulerias de Paco de Lucia dans Almoraima ( *https://youtu.be/1xdnH44vIrQ ), il y a là toute une modernité méditerranéenne et andalouse au sens large ( la grande Andalousie historique qui englobe le monde arabo-berbère) avec le jeu révolutionnaire du ‘oud aux doigts, les harmonies du jazz et de la bossa, la basse électrique qui s’installera pour longtemps, etc… et tout ça au service d’un vrai chemin esthétique sans revendication formelle hors-sol, c’est de la musique pure, l’assouvissement d’un désir du chant instrumental et d’un amour du compas (et ce réconfort d’une virtuosité qui n’est pas là pour elle-même, pour se faire admirer, se faire aimer , mais qui est tout au service du discours, de l’expression.)
Et voilà! Je suis mis à penser, et c’est vraiment terrible quand ça me prend. Tant pis, ça fait du bien …