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Billet de blog 14 mars 2021

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Samuel Etienne invite des politiques sur Twitch, ou l'illusion démocratique

Samuel Étienne, le présentateur le plus en vogue du moment sur Internet, en est convaincu : son live sur Twitch avec François Hollande lundi soir est un outil pour « revivifier la vie démocratique ». Mais c'est l'inverse qui se passe : l'échange sans intermédiaire étouffe la voix des citoyens.

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Souvent, la vie politique se transforme plus rapidement que les commentateurs ne l'imaginent. Il y a quelques semaines, je publiais une analyse de l'interview d'Emmanuel Macron par Brut. Je m'inquiétais de cette mode de poser aux hommes politiques des "questions des internautes". Pour moi, c'était nier l'utilité même du journaliste et j'écrivais que "demain, un influenceur de 16 ans ou une intelligence artificielle pourra le faire". Quelques jours plus tard, le porte parole du gouvernement Gabriel Attal s'invitait sur le chat de Swann et Néo, influenceurs de... 14 et 8 ans. L'interview par une intelligence artificielle reste à ce stade une fiction. Mais qui sait, à la vitesse où vont les choses...

Pour Samuel Etienne aussi, les choses vont vite. Trop vite. Le présentateur de Questions pour un Champion, de la matinale de France Info et désormais streamer à succès sur Twitch semble dépassé par les événements. Autant j'étais plutôt enthousiaste sur les revues de presse de la "Matinée Etienne"- c'est un format qui me semble avoir un avenir sur la plateforme - autant l'invitation de François Hollande, que j'ai observé pendant deux heures trente, m'a paru tellement problématique que je me suis décidé à en faire un article.

A peine ai-je eu le temps de commencer à écrire que le capitaine du #FCBienveillance se retrouve avec deux polémiques sur le dos. D'abord l'invitation de Jean Castex, immédiatement identifiée par les internautes comme une récupération politique (alors que François Hollande...bizarrement non). Puis le refus d'inviter Marine le Pen, "parce qu'elle ne correspond pas à ses valeurs", ce qui pose de sérieuses questions démocratiques. Avant de se raviser et de lancer un défi à la Présidente du Rassemblement National : " chiche ! mes DM sont ouverts". Sauf que ce serait une interview "itinérante", pas chez lui. On ne voit pas pourquoi il tolèrerait Hollande chez lui, mais pas Le Pen, mais bon passons. 

Il aura donc fallu le manque de subtilité de Jean Castex pour que des internautes et des journalistes s'aperçoivent que le format n'a rien d'innocent. 

Jusqu'ici, je ne comprenais pas pourquoi le rapprochement du gouvernement avec des influenceurs faisait tant jaser tandis que la collaboration avec François Hollande recueillait tous les éloges. C'est pour clarifier les raisons du malaise que j'écris ce billet. 

La principale confusion vient du fait que Samuel Etienne est journaliste de profession. Cela empêche de voir que dans son live avec François Hollande, Samuel Etienne joue le rôle d'influenceur, non de journaliste. Cela ne vient pas du fait que François Hollande est un "retraité de la politique" : cela fait plus d'un an qu'il tente un retour en politique. Que n'aurait-t-on pas dit si François Hollande avait choisi Emma Cake Cup plutôt que Samuel Etienne pour son baptême du feu sur Twitch? 

François Hollande est un ancien chef d'Etat. Il a toujours un agenda politique et même s'il n'est plus central dans le jeu politique, entendre sa voix n'est jamais anodin. C'est dur à accepter, sans doute pour le principal intéressé, mais de par la personnalité publique qu'il est, François Hollande ne pourra jamais être une personne "normale", accessible et proche des gens. Parler de pluie et de beau temps avec lui, c'est déjà lui donner l'occasion de redorer son image en montrant qu'il est un homme comme un autre. L'interroger sur son ressenti et son expérience personnelle du pouvoir, plutôt que sur son bilan, c'est un parti pris politique. 

Le meilleur exemple, c'est le moment où Samuel Etienne relaie la question : " quel est le plus beau jour de votre mandat ?" Pour un observateur de la vie politique, la réponse est connue d'avance. Le 11 janvier, le "Je suis Charlie", la gestion des attentats terroriste est au coeur du storytelling de François Hollande. Elle est même au coeur de son identité politique : un social-libéralisme s'appuyant sur les classes moyennes supérieures, éludant largement la question sociale. C'est ce qu'il met le plus en avant dans son mandat : le fait d'avoir eu un ton modéré, avec le souci de ne pas créer des divisions. Je ne dis pas que cela ne compte pas, mais faire passer cela avant les conséquences sociales de ses réformes est lourd de sens. 

Ne pas parler de politique avec un politique, c'est le meilleur moyen de lui rendre service. Pour faire passer des lois souvent inhumaines car abstraites et comptables, l'homme politique a besoin de montrer qu'il est humain, que lui aussi a un coeur, des faiblesses. Il n'est pas simple de s'effacer devant des idées, de porter de matinales en matinales un programme sans passer pour un robot. Mais c'est aussi la part de sacrifice à laquelle un homme politique devrait consentir. 

C'est pourquoi l'esprit du FC Bienveillance que prône Samuel Etienne me semble incompatible avec l'interview politique et peut facilement se retourner en FC Complaisance. Avec un tact dont il a le secret, François Hollande a réussi à s'approprier cette "valeur" de bienveillance sans paraître faux comme Jean Castex. Il a pu développer le fait que la bienveillance, c'est important, que notre société devrait l'être davantage... et il a pu caresser le public dans le sens du poil en le félicitant de sa bienveillance. Ce type de valeur est dangereuse car dépolitisante, dans le sens où personne ne peut se dire contre. Ainsi va-t-il de l'efficacité, de la justice ou de l'égalité des chances. Revendiquer ce type de valeur, c'est de la séduction, a fortiori d'un électorat jeune, chez qui ce terme est à la mode. La valeur d'égalité , par exemple, est au contraire politisante. Elle crée une ligne de fracture entre des partisans d'une société égalitaire et ceux d'une société hiérarchisée. La revendiquer, ce n'est pas séduire mais annoncer la couleur. 

Le live a été parsemé de questions politiques, ce qu'il faut souligner. Des sujets sérieux : le 49-3, l'annulation de la dette, la situations des étudiants, ont été abordés. En repensant à ces passages, j'ai l'image d'un joueur de football courant vers les cages vides délaissées par le gardien. Il peut se permettre des imprécisions, mais à moins de faire une énorme boulette, personne ne pourra contester son but. Ainsi François Hollande s'est-il permis de dire n'importe quoi sur l'annulation de la dette par la Banque centrale - cela créerait de l'inflation qui est déjà à un niveau élevé, quiconque ayant des notions d'économie fait un malaise en entendant de telles énormités - sans être contredit par Samuel Etienne. Les rares personnes dans le chat l'ayant relevé, se référant à la vidéo d'Heureka sur le sujet, sont restés invisibles dans le flot de commentaires.

Il ne faut pas se faire d'illusions : il n'y a pas eu d' "échanges" entre François Hollande et les internautes. Samuel Etienne et François Hollande se servent des questions qu'il y a dans le chat comme excuse pour traiter de sujets qui les intéressent. Un coup une question légère, un coup une question d'actualité, un coup une question qui montre qu'on n'a pas peur de traiter des sujets délicats... François Hollande est dans un supermarché de questions à disposition et il a l'embarras du choix : vous imaginez le paradis? D'autant que Samuel Etienne n'a aucun plan précis d'interview ni d'orientation à donner au chat, c'est donc open-bar. 

C'est un des gros problèmes de l'interview et des interviews politiques d'aujourd'hui : on ne sait pas quel en est le but. Deux heures trente avec François Hollande, oui, mais pourquoi ? Pour répondre à quel besoin d'information? Son bilan ? La gestion de crise du coronavirus? Le rôle d'un chef de l'Etat ? Sans doute tout cela à la fois mais en l'absence d'orientation précise aucun sujet n'est approfondi. C'est à celui qui trouvera la question la plus originale - ou celle qui tapera dans l'oeil de François Hollande - mais finalement avec quoi en ressort-t-on ? Si ce n'est que le plat préféré d'un ancien président de la République est une entrecôte frite ? 

Si l'entretien n'a aucun but, c'est que le but de l'entretien est de la communication politique pure. François Hollande n'a pas été poussé dans le moindre retranchement dans le débat d'idées. On retiendra donc ses anecdotes, ses pointes d'humour, son empathie. Tout ce que les critiques reprocheront à Emmanuel macron quand il fera son fameux concours d'anecdotes avec McFly et Carlito. Si "La Soirée Etienne" échappe jusque là à cette critique, c'est parce qu'il s'agit d'un divertissement soft maquillé de journalisme. 

Est-ce là à dire que Twitch et la politique, c'est incompatible ? Evidemment que non ! Et je m'attriste que le débat ait été simplifié de cette manière. Il est facile de critiquer Samuel Etienne par quelques tweets rageurs, l'accuser de corrompre Twitch par l'arrivée de la politique voire de la TV ( Deux gugusses devant une webcam pendant deux heures, c'est de la télé ? Soyons sérieux). Il ne faut pas critiquer l'invitation en soi de François Hollande, de Jean Castex ou de Marine le Pen, mais son contenu. De mon point de vue il est 1/ possible d'utiliser Twitch comme un outil au service de la démocratie 2/ possible et souhaitable de faire du journalisme sur Twitch.

Mais ce que l'on a vu avec François Hollande, c'était à la fois une parodie de journalisme et une parodie d'échange démocratique. Même s'il faut accorder à Samuel Etienne le mérité d'avoir osé, d'avoir été un des premiers a avoir eu l'intuition que Twitch était un outil pour renouveler les médias, je pense qu'il n'est pas compétent pour tenir tête à un homme politique en le mettant face à ses actions, sa responsabilité, son bilan. Pour rapprocher les citoyens, en particulier les jeunes, des médias et de la politique, avoir un ton plus détendu et une émission moins cadrée est largement insuffisant. Il faut montrer que les journalistes se cassent la tête pour questionner les décideurs et que les décideurs se cassent la tête pour trouver des solutions bonnes pour le pays. 

Pour permettre un vrai dialogue, d'égal à égal, entre les citoyens et les politiques, il faut aller plus loin que se contenter de piocher des questions au hasard. Imaginez quand même que, si François Hollande répond à côté de la question, l'internaute qui l'a posée ne peut même pas intervenir pour dire : "vous êtes hors sujet". Son tour est déjà passé. Au minimum, il faudrait accorder un droit de réponse à cet internet, en passant idéalement par une intervention vocale. On pourrait aller beaucoup plus loin en proposant à la communauté de "construite l'interview" dans un stream antérieur. Leur demander quels seront les 3-4 principaux thèmes abordés et sur quels faits/chiffres faire réagir l'invité. Cela ressemblerait un peu plus à un exercice démocratique, au sens où la voix de la majorité serait entendue. 

Un dernier mot sur l'illusion de proximité entre un ancien président et les internautes. Bien sûr la formule connait le succès parce qu'il y a quelque chose d'excitant à se dire qu'un ancien président puisse lire ma question et y répondre. D'ailleurs cela n'a rien de nouveau, on retrouve le même principe dans "Vous avez la parole", l'émission politique de France 2 ou l'invité politique de la Matinale de France Inter. Comme ces dernières années, le sentiment des Français de ne pas être entendus s'accroît, on pense que donner la parole à des individus est la solution. Or donner la parole à des individus isolés, c'est affaiblir leur représentation, car c'est facile pour un homme politique de la contrer. Pour défendre la parole des citoyens, il faut des corps intermédiaires et le journaliste en est un. Il ne doit jamais l'oublier. 

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