Tom ROCHE

Humanitaire

Abonné·e de Mediapart

9 Billets

1 Éditions

Billet de blog 12 avril 2016

Tom ROCHE

Humanitaire

Abonné·e de Mediapart

La science - 2. Science et idéologies politiques

En ces temps où la rhétorique scientifique a supplanté la rhétorique religieuse ou morale, la science joue discrètement un grand rôle en politique. Une idéologie politique peut être élaborée avec l'aide de la science, en contradiction avec la science ou même en parfaite ignorance de la science. Dans tous les cas, les conséquences sont plus importantes qu'on pourrait le croire.

Tom ROCHE

Humanitaire

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La science au secours des dominés

Avant le siècle des lumières, la science était principalement le fait de nobles passionnés qui n'avaient que ça à faire ou d'hommes d'église soucieux de faire avancer la connaissance et/ou de décrypter la Création.

La montée en puissance de la bourgeoisie et l'apparition de rentiers (principalement grâce au trafic d'être humains africains, mais c'est une autre histoire...) dans le Tiers-état va changer la donne. Les bourgeois veulent être des "honnêtes hommes", des "gentils-hommes", et imitent la noblesse en tout, notamment dans le fait de cultiver son esprit.

Plus ces bourgeois apprennent comment fonctionne le monde, les choses, la nature, plus ils se rendent compte que les règles millénaires selon lesquelles des castes comme la noblesse et le clergé peuvent régner sur le reste des humains (le Tiers-état) sont complètement absurdes, dénuées de tout fondement factuel. Elles sont arbitraires, y obéir est une soumission arbitraire, et ne pas y obéir ou les pulvériser est une décision tout aussi arbitraire que l'on peut prendre du jour au lendemain. Dont acte, en 1789. Pour paraphraser Pierre Bourdieu, la science est un sport de combat, qui permet par la technique de se défendre contre la force brute.

Ainsi, dès son avènement dans le "grand public" (le Tiers-état), la science est un vecteur de progrès dans le sens où elle remet en question les règles acceptées depuis la nuit des temps. Le raisonnement scientifique, en mettant en lumière la fragilité du fondement des vieilles règles, et donc en les délégitimant, de même qu'en découvrant des lois naturelles solides qui sont à même de réellement légitimer de nouvelles règles, est un vecteur de changement. Et tant que la science avance, le changement suggéré par la science (qu'il soit appliqué ou pas) est permanent. En ce sens, le progressisme et les progressistes sont indissociables de la science.

Au contraire, toutes les forces qui luttent contre le changement (qui sont en général constituées des gens qui tirent le meilleur parti des règles héritées du passé, ainsi que ceux pour qui la remise en question de leurs certitudes est psychologiquement inacceptable), et qu'on appelle forces conservatrices ou réactionnaires, sont historiquement et par nature opposées à la science et au raisonnement scientifique.

La science au secours des dominants

Le problème des techniques des sports de combats, c'est qu'elles peuvent également être apprises par ceux qui avaient déjà l'avantage de la force brute. Ceux-ci peuvent en outre, grâce à cette force, empêcher les dominés d'apprendre ces techniques et ainsi se les arroger. Ils obtiennent ainsi une domination renforcée, fondée à la fois sur la force brute et sur la technique de combat.

Ainsi, les dominants ne pouvant plus justifier leur domination par le droit divin (concept qui fait sourire aujourd'hui, mais soyons sûrs que les justifications actuelles qui invoquent le marché, la compétitivité, la croissance, la dette, le culte du travail etc. feront tout autant sourire nos descendants), par le titre de noblesse, par la caution morale du clergé, ils ont entrepris de la justifier d'une manière apparemment scientifique, donc apparemment incontestable. C'est le travail de ceux qui ont justifié par l'explication rationnelle le fonctionnement de la société du XIXème siècle, où l'industrie naissante opprimait le prolétariat naissant tout en dépossédant les populations rurales de leurs moyens de subsistance (voir l'excellent documentaire "Capitalisme", en six parties) pour en faire des prolétaires. Les plus célèbres noms sont Adam Smith, Ricardo, Malthus etc. Cette théorie expliquant la domination économique est la "théorie classique", qui a ensuite donné la "théorie néoclassique", et dont nos économistes n'ont en général pas encore réussi à s'affranchir malgré ses failles béantes. Une autre théorie, une autre tentative de description rationnelle des mécanismes socio-économiques, a été fournie par Marx. La différence, c'est que Marx n'a pas entrepris une description naturaliste qui justifie quelque peu l'état de fait comme s'il s'agissait de décrire une fourmilière sans remettre en cause son fonctionnement, mais une description partisane qui prône un changement radical.

Les idéologies

Les conservateurs, qui justifient le système dominant/dominé qui existe depuis toujours sous une forme ou une autre, et les progressistes, qui justifient leur désir de rupture d'avec ce système, rivalisent de théories, puis d'interprétation des théories, pour élaborer des idéologies politiques. Les unes dites "de droite", les autres dites "de gauche".

Les vieilles armes (droit divin, traditions et dogmes religieux, habitudes millénaires...) étant obsolètes, chacun se doit de posséder et maîtriser le mieux possible la nouvelle arme rhétorique : le raisonnement scientifique.

C'est oublier que la science ne propose pas réellement de solution. La science prévoit des évènements futur à partir d'hypothèses et de conditions présentes. De plus, elle ne fait ces prédictions que pour des systèmes facilement modélisables, ce qui n'est pas le cas d'une société humaine. Mais peu importe, la course à la rhétorique scientifique est lancée.

La réponse à la vie, l'univers et tout le reste © Adam Douglas

Chacun, progressiste ou conservateur, puise dans une doctrine de plus en plus vaste et inégale qu'il qualifie de "science", les éléments qui lui permettent de construire une idéologie qui justifie ses croyances de départ, à savoir :

  • "le système est bon et les gens doivent faire l'effort de s'y adapter" pour les conservateurs ;
  • "le système est mauvais et doit être transformé pour s'adapter aux gens" pour les progressistes.

(La version réactionnaire est : "le système était meilleur avant et il a déjà trop évolué, nous devons le ramener à ce qu'il était avant". Mais c'est cousin du conservatisme alors je ne m'y attarde pas.)

Je parle de doctrine car, comme on l'a vu dans les billets précédents, tout ce qui ressemble à de la science n'en est pas. La rhétorique des partis politiques est désormais entièrement drappée dans la dignité du raisonnement rationnel, de la démarche scientifique, de la nécessité logique, mais cette rhétorique serait rapidement balayée par une étude sérieuse de son contenu.

On l'a vu plus haut, la science est a priori du côté des forces progressistes, puisque comme on peut s'en douter, aucune de nos règles humaines héritées des siècles passés n'a de fondement scientifique. Ainsi, historiquement, ceux qui avaient le plus d'intérêt à puiser dans la vraie science sans la travestir pour justifier leur idéologie étaient les progressistes, les partisans du changement des règles du jeu, c'est-à-dire la gauche. La droite s'est longtemps bornée à marteler les principes des valeurs morales traditionnelles, de l'ordre (et donc de la continuité et de l'autorité), de la dévotion (à Dieu, au travail ou à la patrie), et à essayer de discréditer la science. Puis quand il a semblé que la rhétorique scientifique pouvait justifier le schéma dominant/dominé que l'idéologie conservatrice cherche à conserver, grâce notamment à la théorie néo-classique en économie et les nouvelles techniques pour augmenter les profits, tout en précarisant le salariat, une large partie de la droite a eu vite fait d'abandonner la morale religieuse et les valeurs traditionnelles pour bâtir une nouvelle idéologie plus moderne, avec un déguisement scientifique, qui continue tout autant (voire même mieux) à justifier la dominance des dominant et le devoir de soumission des soumis : le libéralisme économique. Magie des mots (et surtout du double langage), le terme de "libéralisme" fait directement écho à la liberté, si chère aux progressistes. Le fondement du libéralisme était en réalité une pseudo-science, mais très peu de gens étaient capables de s'en rendre compte. D'autant plus que les dominants avaient suffisamment de puissance pour imposer l'idée (media, universitaires complaisamment financés, livres, émissions de débat etc.).

L'héritage idéologique

Il semble que nous arrivions au temps où l'on peut dire que ces idéologies de gauche et de droite ont échoué. De plus, la droite comme la gauche n'ont jamais cessé pour autant de s'acharner à défendre leurs idéologies. Or pendant ce temps, le monde a beaucoup changé, s'est globalisé, s'est pollué, les empires se sont morcelés, les capitaux se sont tellement concentrés qu'ils ont créé de véritables trous noirs financiers piégeant inexorablement toute liquidité passant à proximité, et ces idéologies sur lesquelles droite et gauche se crispent sont devenues obsolètes.

Il existe aujourd'hui quelques nouvelles forces politiques qui se fondent réellement sur la vraie science (au sens large, science dure comme sciences humaines) pour proposer des solutions pratiques à des problèmes donnés, sans autre idéologie que l'intérêt commun. Je n'en nommerai aucune pour ne pas apparaître comme un rabatteur. Mais bien souvent la vraie science est mal expliquée au plus grand nombre et le message reste inaudible. Les anciennes forces politiques restent sur des programmes idéologiques qui contiennent des propositions ridicules vu les connaissances académiques actuelles, ou au mieux obsolètes et inefficaces car elles ignorent et ne tirent donc pas parti de ces connaissances.

A l'inverse, il existe une vieille force politique qui jusqu'à présent avait toujours eu une idéologie scientifiquement aberrante, ignorant tellement la raison qu'elle en était ridicule, mais qui trouvant le champ de la raison délaissé par la gauche et la droite traditionnelles, perdues dans leur sénilité idéologique, s'en est un petit peu emparé. Et là, je vais nommer cette force car ça ne me dérange pas d'être perçu comme opposé à elle : c'est l'extrême droite.

L'extrême droite du XXème siècle faisait sourire car elle ne faisait qu'enchaîner inepties, mensonges et propos outrancièrement stupides. Mais aujourd'hui, tandis que gauche et droite traditionnelles sont soumises à la pseudo-science du grand capital et se vautrent dans la stupidité outrancière, on entend des cadres de l'extrême droite (en France ou ailleurs) dire des choses très pertinentes, notamment en économie et même sur certains thèmes sociologiques. Des choses empruntées à des intellectuels très sérieux, des chercheurs récompensés. Pas des chercheurs fascistes marginalisés, bien au contraire : des chercheurs progressistes, humanistes, des journalistes d'investigation de gauche etc.

Pour qui les observe de près, il est évident que l'extrême droite n'a pas renoncé au projet fasciste, malgré sa communication qui laisse entendre le contraire. À titre personnel, je trouve extrêmement dangereux et irresponsable de la part de la gauche et de la droite traditionnelles le fait de laisser à l'extrême droite le monopôle de la vérité (et du discours humaniste et social, fût-il une manœuvre électorale), ne serait-ce que sur certains sujets, et d'elles-mêmes se complaire dans les mensonges les plus éculés de la pseudo-science. Quand les partis modérés commencent à clamer en chœur que 2+2=5 (ou à se chamailler pour savoir si 2+2 font 5 ou 6) et qu'ils laissent les partis extrémistes être la seule voix audible à clamer que 2+2=4, on ne peut vraiment pas s'étonner d'une glissade de l'électorat vers ces partis extrémistes, et encore moins blâmer cet électorat ou les citoyens qui décident de ne plus voter.

Le futur

Il me paraît indispensable de reconstruire une politique fondée sur la science et le raisonnement scientifique, si l'on veut créer une société vivable et durable. Quand je dis "fondée sur la science", cela ne veut pas dire que toutes les réponses sont apportées par la science. La science n'apporte pas ce genre de réponse. Savoir quelle société nous voulons reste de l'ordre du ressenti et de l'idéologie. Mais une fois le consensus atteint sur certaines grandes lignes idéologiques (comme par exemple la justice, le droit, la nécessité de la santé et de l'éducation), les bons résultats ne pourront être obtenus qu'avec une mise en œuvre sensée, rationnelle, des indicateurs pertinents... Bref, une démarche scientifique.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.