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Billet de blog 13 mai 2016

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La science - 5. La science et la morale

Le billet précédent se concluait sur l'impossibilité pour la science de légitimer la loi, même si elle peut occasionnellement aider à l'établir, car la loi est une question de choix de société, de morale, alors que la science ne juge pas ce qu'elle décrit ou prédit.

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Comme on l'a vu, la science prédit et décrit, mais ne juge pas et ne donne pas de sens aux choses. C'est structurellement hors de portée de la science. Donner du sens est le rôle de la culture au niveau collectif, et de ce qu'on pourrait appeler la spiritualité au niveau individuel. Dans les deux cas, il s'agit de morale, qu'elle soit collective ou individuelle. La morale est une classification binaire qui sépare le souhaitable du condamnable. Les deux catégories se sont appelées "Bien" et "Mal" quand la religion était la doctrine principale. Puis l'essor de la science et la prise de conscience que les notions de Bien et de Mal ne sauraient être universelles ni objectives a poussé certains à renommer le "souhaitable" et le "condamnable" en "nature" et "contre-nature".

Nature et contre-nature

Parmi différentes tendances philosophiques qui influencent le droit, il existe l'idée que le droit doit refléter les lois de la nature ("nature" tout court et "nature humaine"), et ainsi promulguer des lois "naturelles" au sens d'indiscutables, évidentes, axiomatiques, universelles. Cette vision a engendré des textes émancipateurs comme les premières déclarations des Droits de l'homme (qui posent le droit à la vie, l'égalité de droits entre humains, le droit à la sécurité...), mais aussi des choses qui sont apparues ultérieurement comme beaucoup plus contestables pour certains, comme le droit à la propriété privée et la liberté d'entreprise. Car l'universalisme et l'évidence sont des illusions naïves, et les contacts de nos sociétés avec d'autres sociétés au cours du temps l'ont souvent confirmé.

Si on veut bâtir un droit fondé sur la nature, les deux questions fondamentales sont :

  • "Qu'est-ce que la nature ?"
  • "Comment fonctionne la nature ?"

Et c'est là qu'on se tourne vers la science, en espérant naïvement y trouver un soulagement, un confort, une réponse quasiment religieuse aux questions "Qu'est-ce qui est bien ? Qu'est-ce qui est mal ?", qui nous dispenserait donc d'avoir à nous concerter et nous entendre sur la société que nous voulons. Un sens clé en main qui nous évite de nous tourmenter avec trop de questions

L'humain se percevant (sans doute à tort) comme l'unique espèce capable de choisir de désobéir à la nature, ce qui est symbolisé par Adam et Ève désobéissant à Dieu en décidant par eux-mêmes ce qui est bien ou mal (ils croquent "le fruit de l'arbre de la connaissance du Bien et du Mal"), les tenants d'un droit naturel cherchent à établir les lois conformes à la nature -le Bien, le souhaitable- pour "redresser" le comportement humain et le débarrasser de ce qui est "contre-nature", ou "mal", ou encore "condamnable". Mais cette distinction, que l'on a nommé "la morale", est très subjective. Elle dépend bien sûr des cultures, mais également des individus au sein d'une même culture.

La "nature" contient tout et son contraire, sans permettre de juger ce qui est Bien ou Mal ; la science ne cesse de le confirmer au cours du temps. L'étude du fonctionnement de la nature ne révèle pas non plus de loi qui définissent un Bien et un Mal objectifs. Mais il existe encore des gens qui veulent asseoir leur morale, lui donner plus d'importance, plus de légitimité, une prétention universelle, en la formulant en termes de "naturel / contre-nature", et non plus "Bien / Mal" car ce n'est plus crédible. Le classement en deux colonnes reste néanmoins exactement le même ; seul le titre des colonnes a changé. Cette rhétorique ne peut bien entendu venir que de gens qui n'ont aucune culture scientifique, car une vague connaissance scientifique permet de concevoir aisément que "naturel" ou "contre-nature" sont deux qualificatifs totalement vides de sens lorsqu'on parle de comportements. De surcroît, ce raisonnement présuppose que l'humain "ne fait pas partie de la nature". Si l'on voulait que l'humain calquasse son comportement sur celui des autres espèces (comportement supposé naturel), le meurtre, le viol, le cannibalisme et la coprophagie seraient dès lors encouragés.

Euh… L’homosexualité me paraît plus naturelle que la plupart des autres trucs que vous avez inventés. Genre le fromage ou le deltaplane.

— Dieu Officiel (@DieuOfficiel) 24 mars 2013

La science a quelque peu réussi à distinguer parmi les traits humains, certains qui étaient biologiques, d'autres qui étaient psycho-sociaux, et enfin des traits psychopathologiques (névroses, psychoses...). Ces traits sont donc indépendants de la volonté de l'individu. Ou plutôt, leur avènement est involontaire, tandis qu'il existe des moyens de s'en débarrasser si on en a la volonté et les moyens. La science a également établi une différence entre divers types de fonctionnement et une pathologie. Un humain peut fonctionner de diverses manières, avec un groupe sanguin A, B, AB ou O, avec des yeux bleus, verts, marrons, noirs, gris ou même violets, en se servant surtout de sa main gauche ou de sa main droite... Ce sont divers modes de fonctionnement du corps humain, et aucun n'est objectivement préférable aux autres, ni aucun condamnable. Il a été prouvé qu'il en était de même pour les différentes orientations sexuelles (ou l'assexualité) et différentes expressions de caractères sexuels, qu'ils soient physiques ou psychologiques.

Mais ceux qui emploient la rhétorique "nature / contre-nature" qualifieront des traits qui les gênent chez autrui de "contre-nature", ou concèderont peut-être que ce n'est pas "contre-nature" mais que c'est maladif, comme pour établir que leur manière de vivre et voir les choses, c'est-à-dire ce qu'on leur a appris à qualifier de "Bien" ou de "naturel", est la manière saine et naturelle, bref LA bonne manière. Même si la science, dont ils ignorent tout, et qui est précisément l'étude de ce qui est naturel, réfute totalement, en bloc, ce raisonnement. Il est d'ailleurs amusant de voir que ceux qui dénigrent un comportement en le qualifiant de "contre-nature" sont très souvent les fervents défenseurs de concepts qu'on rencontre pourtant très peu dans la nature, comme la patrie, la religion, l'abstinence, la pudeur, l'élégance vestimentaire etc.

Au nom des valeurs héritées, du formatage des esprits au nom de l'ordre public et en toute ignorance des vraies lois de la nature, les humains ont classé certaines choses dans la colonne "naturel" ou "contre-nature" d'une manière qui nous apparaît ici et maintenant absurde. Les dominants ont trouvé leur domination toute naturelle pendant des millénaires ; la monarchie française était même "de droit divin". Selon les cultures et les époques, des sociétés ont considéré contre-nature :

  • les gauchers,
  • les albinos,
  • les homosexuels,
  • les transgenres,
  • les transsexuels,
  • les femmes célibataires,
  • les étrangers,
  • les gens d'une autre religion,
  • les athées,
  • les non-aryens,
  • la contraception,
  • le sexe hors mariage,
  • le sexe entre époux hors de la fonction reproductrice,
  • l'hygiène,
  • ...

Et selon les cultures et les époques, des sociétés ont considéré comme naturels :

  • l'esclavage,
  • les privilèges de castes,
  • le meurtre,
  • le viol,
  • le cannibalisme,
  • la guerre,
  • la taille et la corvée,
  • le droit de vie ou de mort sur des sujets humains,
  • le droit de vie ou de mort sur des sujets d'autres espèces,
  • l'asservissement de l'épouse à l'époux,
  • la mise à mort de la femme adultère et non de l'homme adultère,
  • la mise à mort de la femme violée, ou son mariage forcé à son violeur,
  • les mutilations initiatiques,
  • ...

Rien de tout ça n'est objectivement naturel ni non-naturel. La distinction n'a même pas de sens, puisqu'il n'existe pas de définition précise de ce qui est "naturel". Une société peut décider de bannir une chose et d'en encourager une autre ; mais cela reste une convention, et non une évidence objective.

En quête de sens

La morale universelle est un fantasme, une chimère. La morale reste une construction à élaborer collectivement, en fonction du sens que la communauté s'accorde à donner à son existence, et à l'existence en général, ce que d'aucuns nommeraient "spiritualité".

La science peut ponctuellement aider ce travail de deux manières :

  • "en négatif", en rappelant qu'il n'existe aucun sens objectif ni universel aux choses, en continuant de démontrer que la seule chose absolue de l'univers est sa relativité, et ainsi en modérant les aspirations absolutistes à châtier sévèrement et en toute légitimité ceux qui ont des valeurs différentes de la majorité ;
  • "en positif", en aidant l'humain à prendre conscience de ce qu'il est et de ce qu'il n'est pas, de ce qu'est l'univers, la nature, de la place de l'humain dans ce tout et de la nature de ses liens avec tout le reste, et donc à prendre conscience des conséquences qu'auront les choix individuels ou collectifs.

J'écris "ponctuellement" car, comme on l'a vu dans les billets précédents, la science ne fera qu'élaguer un peu, en indiquant les nécessités et les impossibilités qui lui sont accessibles, qui forment une vision cohérente mais incomplète, et qui prédisent des conséquences sans les juger.

Par exemple, la science ne nous dira jamais que tuer est mal. Mais la science a démontré que les cellules animales (a fortiori humaines) se développent beaucoup plus et mieux dans un liquide riche en molécules produites par un cerveau amoureux que dans un liquide riche en molécules produites par un cerveau dépressif. Et la science prouve aussi que la mort d'un animal (a fortiori humain) provoque la dépression de ses proches. Ainsi, la science ne fait que dire : "SI vous souhaitez bâtir une société dans laquelle les individus ont des cellules qui se développent plus vite et plus vigoureusement, ALORS bannissez le meurtre". Mais elle ne dit pas qu'une société dans laquelle les cellules se développent mieux est ce que nous devrions viser.

Ce que nous cherchons à viser est précisément le sujet sur lequel il faut se mettre d'accord pour bâtir une société, et donc une morale, et sur lequel la science ne peut fournir aucune réponse car c'est une question de préférence personnelle/collective entre deux alternatives également permises par les lois naturelles. La science ne peut qu'aider à entrevoir les conséquences du choix, sans les juger.

Ce qui détermine le choix d'une alternative par rapport à une autre est alors le sens que nous donnons aux choses et à l'existence. Et ce sens est le résultat de la superposition de la culture dans laquelle on s'est construit, de la connaissance du monde environnant (la science), et de la conscience qu'on a de soi et de sa place dans ce monde, c'est à dire la spiritualité au sens large (celle que tout humain a, qu'il soit "croyant" ou pas, matérialiste ou pas etc.).

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