Près de deux décennies avant la fondation de l’État d’Israël, Hans Kohn avait déjà identifié les raisons pour lesquelles le sionisme était voué à l’échec.
1929 fut une année déterminante dans l’histoire du sionisme et de la Palestine. Depuis près d’un demi-siècle déjà, le mouvement sioniste établissait des colonies en Palestine, sous domination ottomane puis britannique. Si ces décennies ont vu quelques affrontements entre Juifs sionistes et Arabes palestiniens, la violence demeurait localisée et relativement faible. À titre d’exemples, un différend entre des colons de Petah Tikva et leurs voisin·es en 1896, une bagarre entre ouvriers juifs et jeunes arabes à Jaffa en 1908, des émeutes à Jérusalem en 1920.
Les événements d’août 1929 prirent une tournure différente. En l’espace d’une semaine, un soulèvement palestinien s’est propagé à tout le pays, et 133 Juives et Juifs furent tués, parfois dans d’horribles actes de violence collective. Des Palestiniens attaquèrent les anciennes communautés juives d’Hébron et de Safed, qui étaient antérieures au mouvement sioniste, et détruisirent six colonies sionistes. En réponse, les forces coloniales britanniques et les milices juives tuèrent 116 Palestiniens.
Les autorités coloniales britanniques ont par la suite mis sur pied une commission chargée d’enquêter sur les raisons de ces épisodes de violence. Le rapport de la commission a fait valoir que la cause fondamentale de l’animosité arabe envers les Juives et Juifs était « la déception des aspirations politiques et nationales [des Arabes] et la crainte pour leur avenir économique ».
Le rapport concluait que l’animosité des populations arabes provenait de la « crainte que les achats de terre et l’immigration juive les privent de leurs moyens de subsistance, ou encore de passer à terme sous domination politique juive. » En d’autres termes, la promotion de l’immigration juive de masse en Palestine historique, et le contrôle des terres, allaient à l’encontre de toute aspiration des Arabes palestiniens au droit à l’autodétermination sur leurs propres terres.
L’intensité et l’ampleur de la violence ont ébranlé le mouvement sioniste. Il était de plus en plus clair que l’établissement d’un foyer national juif en Palestine serait un processus violent.
« Les moyens auront déterminé la fin »
Les événements de 1929 ont particulièrement ébranlé le dirigeant sioniste qu’était Hans Kohn. Né à Prague en 1891, Kohn fut un sioniste dévoué dès l’âge de 17 ans. Il a travaillé pour des organisations juives et sionistes en Europe durant une décennie, avant d’immigrer en Palestine en 1925. Il y fut l’un des directeurs du Fonds de la Fondation Palestine (Keren Hayessod), la branche financière de l’Organisation sioniste mondiale.
Avant même le soulèvement de 1929, Kohn s’était montré critique, et parfois mal à l’aise, à l’égard de la direction du mouvement sioniste, le considérant comme excessivement chauvin et territorial. En 1928, lors du meurtre de deux Arabes par des Juifs dans son quartier, l’un de ses voisins lui ordonna de déclarer aux autorités que les meurtriers étaient arabes. Choqué, Kohn écrivit : « Nous avons dégénéré d’une manière horrible à cause de notre nationalisme. » Il restait pourtant déterminé à travailler au sein du mouvement pour l’orienter vers une voie plus pacifique.
Mais les événements d’août 1929 et la réaction des dirigeants sionistes poussèrent Kohn à affronter ses contradictions. À peine trois mois après les émeutes, il écrivit une cinglante lettre de démission à ses collègues du Fonds de la Fondation pour la Palestine. Alors que la commission d’enquête britannique sur les causes du soulèvement ne serait créée que plusieurs mois plus tard, Kohn était déjà parvenu aux mêmes conclusions.
« Nous sommes en Palestine depuis douze ans [depuis la Déclaration Balfour] sans avoir même fait la moindre tentative sérieuse de rechercher, par la négociation, le consentement des peuples autochtones. Nous ne comptons que sur la puissance militaire de la Grande-Bretagne. Nous nous sommes fixés des objectifs qui, par leur nature même, devaient inévitablement conduire à un conflit avec les Arabes. Nous aurions dû reconnaître que ces objectifs seraient la cause, la juste cause, d’un soulèvement national contre nous. »
« En arrivant dans ce pays, nous avions le devoir de présenter des propositions constitutionnelles qui, sans nuire gravement aux droits et à la liberté des Arabes, auraient permis également notre libre développement culturel et social », poursuivait Kohn. « Mais durant douze ans, nous avons prétendu que les Arabes n’existaient pas, et nous nous satisfaisions qu’on ne nous rappelle pas leur existence. »
Dans ces circonstances, la violence palestinienne – y compris les actes les plus atroces commis pendant les émeutes – ne l’a pas surpris. « Nous prétendons être des victimes innocentes », écrivait-il. « Bien sûr, les Arabes nous ont attaqués en août. Mais ils n’ont pas d’armée et ne pouvaient donc pas obéir aux règles de la guerre. Ils ont perpétré tous les actes barbares typiques d’une révolte anticoloniale. »
Fustigeant l’incapacité du mouvement sioniste à tirer les leçons de l’horreur et attribuant sa désillusion personnelle à cet échec, il poursuit : « Au milieu de cette crise, il était encore possible de changer de voie et d’adopter, après le choc, une attitude différente : réévaluer les fondements moraux et spirituels du sionisme, et essayer une nouvelle solution. Cette occasion a été manquée. L’écrasante majorité des sionistes se sentent fondés à suivre une voie que je ne peux pas suivre. »
Un siècle plus tard, cette lettre frappe par sa clairvoyance. Kohn anticipe les arguments qui continuent d’être opposés à toute forme d’avancée vers l’autodétermination palestinienne, y compris le fait qu’aujourd’hui, les Palestiniennes et les Palestiniens soient manipulés par des intérêts étrangers, tout comme le mouvement sioniste dépeignait le soulèvement de 1929 comme rien d’autre que « l’agitation exagérée de quelques grands propriétaires terriens ». Kohn établit également un lien entre le conflit émergent en Palestine et les tentatives des empires coloniaux français et anglais de réprimer les mouvements nationaux en Inde, en Égypte et en Chine.
Avec la même perspicacité, Kohn prévoyait qu’en répondant aux revendications palestiniennes par la force armée, le mouvement sioniste s’engagerait dans un engrenage de violence et de répression dont il ne serait plus capable de sortir. « Je crois qu’il nous sera possible de tenir la Palestine et de continuer à croître pendant longtemps », poursuit-il dans sa lettre. « Cela se fera d’abord avec l’appui des britanniques, ensuite à l’aide de nos propres baïonnettes – honteusement appelées Haganah [défense] – car il est clair que nous n’avons nous-mêmes aucune foi en notre propre politique. »
« Mais alors, nous ne pourrons plus nous passer des baïonnettes », poursuivait-il. « Les moyens auront déterminé la fin. La Palestine juive n’aura plus rien de cette Sion pour laquelle je m’étais autrefois engagé. » Près d’un siècle plus tard, Israël reste une société militariste, incapable d’imaginer d’autre réponse aux revendications palestiniennes que celle, non plus des baïonnettes, mais des M16 et des F-35.
Quel genre de nation ?
Dans les décennies suivantes, alors qu’il s’éloignait du sionisme, Kohn est devenu l’un des plus influents et prolifiques intellectuels du nationalisme. Dans son livre phare de 1944, The Idea of Nationalism : A Study in Its Origins and Background, Kohn établissait une distinction entre deux types de nationalisme : le nationalisme civique, basé sur des valeurs politiques, des institutions et des lois partagées ; et le nationalisme ethnique, fondé sur une ethnie, une langue ou une culture partagées.
Cette distinction, la plupart des critiques du sionisme la connaissent même s’ils n’ont pas lu Kohn. Le sionisme est la forme archétypale du nationalisme ethnique, fondée sur la croyance qu’Israël est un État juif, c’est-à-dire un État pour les Juifs, qui exclut, par nature, toute personne extérieure au groupe juif. Peu importe que cet État ait été, ou non, établi pour assurer la sécurité d’un peuple longtemps victime de persécutions, il n’en est pas moins ethnocentrique.
Avant la naissance d’Israël, avant la Nakba, l’occupation militaire ou l’annexion de la Cisjordanie, Kohn avait mis le doigt sur les raisons pour lesquelles le sionisme était voué à l’échec. De l’intérieur d’un mouvement qui en était encore à ses balbutiements, il décrivait ce que beaucoup de Juives et de Juifs antisionistes dénoncent aujourd’hui, et ce que des millions de Palestiniens et de Palestiniennes disent depuis un siècle : qu’une paix juste au Moyen-Orient ne sera possible qu’une fois le nationalisme ethnique démantelé en faveur d’un nationalisme civique et d’un État pour tous ses citoyens et citoyennes.
La démission de Kohn du Keren Hayessod ne fut que la première étape de son abandon du sionisme. L’année suivante, en 1930, il quitta également Brit Shalom, l’organisation qu’il avait cofondée cinq ans plus tôt pour porter l’idée d’un État binational judéo-arabe en Palestine. Il la jugeait trop pressée de faire des compromis avec les dirigeants sionistes et incapable d’offrir une véritable alternative au sein du sionisme. Enfin, Kohn quitta la Palestine pour les États-Unis en 1934 et n’y remit jamais les pieds.
La rupture avec le sionisme ne fut pas chose facile pour Kohn, comme il l’écrivit dans une lettre à ses collègues du Keren Hayessod un mois avant sa démission : « Aujourd’hui, j’ai presque quarante ans, dont vingt années – les meilleures – entièrement consacrées au travail et à la pensée sionistes. D’une certaine manière, je me sens donc orphelin. Je ne sais pas non plus par où commencer, et mon intégration à un monde nouveau ne me sera pas aisée. »
Sur un plan plus personnel, l’expérience de Kohn pourra également servir aux Juives et Juifs d’aujourd’hui qui s’interrogent sur leur relation au sionisme ou sur l’éducation qu’ils et elles ont reçue dans le mouvement sioniste. L’histoire de Kohn nous montre que, même après nous être investis pour une cause durant des décennies, nous avons toujours la possibilité de nous en retirer.
Des années de travail et d’engagement pour un mouvement ne nous condamnent pas à une loyauté perpétuelle, en particulier si nous prenons conscience de l’injustice de cette cause. Notre engagement pour la justice peut toujours prendre le dessus sur nos croyances passées, même si notre communauté et les personnes que nous aimons sont restées dans ces croyances.
Mais abandonner le sionisme ne signifie pas abandonner l’espoir. L’appel de Kohn aux futurs Juifs et Juives à construire des alternatives était tout aussi prémonitoire que son analyse des échecs du mouvement sioniste. « Les vieux sentiers battus de la politique nationale suivis par les peuples européens au XIXe siècle, les peuples orientaux au XXe siècle, et maintenant par le peuple juif, ne sont plus valables à mes yeux », concluait Kohn. « Il nous faudra chercher des sentiers entièrement nouveaux et différents. Parfois, je garde encore un espoir fier que les Juifs – avec une conscience nationale juive – sauront tracer ces nouvelles voies. »
Près d’un siècle plus tard, nous nous attelons encore à explorer ces voies nouvelles et différentes, mais nous commençons enfin à avoir le sentiment de construire − ou reconstruire − lentement un judaïsme et une judéité hors du sionisme.
Raphaël Mimoun