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Billet de blog 20 mai 2025

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110 ans du génocide arménien

Le 24 avril ont eu lieu les commémorations en hommage aux morts du génocide arménien, dont le calvaire a commencé à cette date il y a 110 ans. (texte publié le 4 mai 2025)

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Le 24 avril ont eu lieu les commémorations en hommage aux morts du génocide arménien, dont le calvaire a commencé à cette date il y a 110 ans. 

En 1915 débute l’extermination méthodique d’un million et demi d’Arménien·nes par l’Empire Ottoman sous le commandement des Jeunes Turcs, organisation d’inspiration nationaliste. C’est l’occasion pour nous d’adresser nos pensées à la population arménienne, mais aussi de revenir sur l’histoire et le présent de l’intention génocidaire à son encontre.

A la fin du XIXème siècle, l’Empire Ottoman déclinant perd un certain nombre de territoires annexés par des empires européens, et se retrouve confronté à la création de nouveaux états dans les Balkans, ainsi qu'à des demandes d’indépendances et d’autonomie de certains peuples. Empire plurinational et  multiconfessionnelle, sa population à majorité turque et musulmane comprend de nombreuses communautés, notamment arabe, kurde, arménienne, assyrienne, juive, alévi et chrétiennes.

Jadis inexistantes, les idées nationalistes se propagent en son sein, largement inspirées par la modernité européenne des Etats-nations. Cette tendance s’amplifie avec les nombreuses défaites militaires, la succession de crises politiques internes, et aboutit à la fabrication d’un ennemi intérieur. L'hostilité grandit à l’encontre des chrétien·nes, et plus particulièrement  des Arménien·nes qui en représentent la communauté la plus importante - environ trois millions, principalement réparti·es entre l’empire Ottoman (Arménie occidentale), et  l’empire Russe (Arménie Orientale). Entre 1894 et 1897, le Sultan Abdülhamid II ordonne une série de massacres qui fera entre 200 000 et 300 000 victimes. Les nations européennes condamnent mais restent de marbre. Cette succession d’événements tragiques va poser les bases idéologiques et matérielles du génocide.

Les Jeunes Turcs renversent le sultan et prennent le pouvoir en 1908. Modernistes, ils souhaitent édifier un État exclusivement turc, qui rassemble l’ensemble des peuples turcophones à travers l’Eurasie, et inclut l’actuelle Turquie ainsi que la quasi-totalité de l’Asie Centrale. Les Arménien·nes sont alors désigné·es comme l’un des plus grands obstacles à cette unification nationale. La prise de pouvoir des Jeunes Turcs s’accompagne d’une série de pogroms en 1909 dans la région de Cilicie, qui fait  entre 20 000 et 30 000 victimes arméniennes, et plus de 1 000 victimes assyriennes.

Lorsque la Première Guerre mondiale éclate, l’Empire Ottoman se range du côté de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie, et subit d'emblée des défaites militaires importantes. Le pouvoir blâme les Arménien·nes, et les accuse de complicité avec la Russie. Des dizaines de milliers de militaires sont renvoyés de l’armée ottomane, puis massacrés. Le 24 avril 1915, Talaat Pacha, ministre de l’intérieur de l’empire ordonne l'arrestation puis la mise à mort de notables (intellectuels, médecins, ecclésiastiques, et artistes etc.). Plus de 3 000 seront assassinés en quelques jours. 

Une extermination massive et méthodique conceptualisée depuis plusieurs mois, notamment par Djemel, Talaat et Enver Pacha va alors  être mise en œuvre. Entre avril et décembre 1915, plus d’un million d'Arménien.nes sont tué.es et/ou déporté.es de force vers les déserts syriens et mésopotamiens. Les hommes sont généralement exécutés avant même d’emprunter les convois, des femmes sont enlevées et réduites en esclavage sexuelle, des enfants vendus. Quand iels ne meurent pas sur le trajet, les déporté·es arrivé·es dans le désert meurent massivement  de soif, de faim et de maladie dans les camps de concentration comme celui de Deir ez-Zor ou celui de Cheddadiyé. Moins d’un tiers des Arménien·nes de l’Empire Ottoman survit au génocide. Le nombre de personnes exterminées est estimé entre 1,2 et 1,5 millions, en moins de deux ans.

Deux télégrammes successifs envoyés par le ministère de l’intérieur aux Jeunes Turcs le 15 septembre 1916 sont sans équivoque quant aux velléités exterminatrices de l'Etat  : 

« Le gouvernement a décidé de détruire tous les Arméniens résidant en Turquie. Il faut mettre fin à leur existence, aussi criminelles que soient les mesures à prendre. Il ne faut tenir compte ni de l'âge ni du sexe. Les scrupules de conscience n'ont pas leur place ici ». (…) 

« Il a été précédemment communiqué que le gouvernement a décidé d’exterminer entièrement les Arméniens habitant en Turquie. Ceux qui s’opposeront à cet ordre ne pourront plus faire partie de l’administration. Sans égard pour les femmes, les enfants et les infirmes, si tragiques que puissent être les moyens d’extermination, sans écouter les sentiments de la conscience, il faut mettre fin à leur existence ».

L’Empire Ottoman interdit de photographier les convois de déportation, à la presse de témoigner, et fait tout pour effacer minutieusement toute trace du génocide.

A l’issue de la Première Guerre mondiale, l’empire implose ; pourtant, au début des années 1920 les persécutions continuent, certains historiens estimant que le génocide a continué jusqu’en 1923. Mustafa Kemal Attaturk instaure un régime autoritaire, nationaliste et moderniste. La construction de la Turquie moderne  repose ainsi sur ce même suprémacisme, qui cible ses minorités et entend leur imposer  l’assimilation par la force. Recep Tayyip Erdogan accède au pouvoir au début des années 2000, après  plusieurs décennies de pouvoir kémaliste, mais partage une ligne tout aussi hostile à l’encontre des minorités. Il n’a du reste pas hésité pas à s’allier avec des groupes ouvertement fascistes aux aspirations génocidaires tels que les Loups Gris. Tous les gouvernements turcs qui se sont succédés depuis 1915 ont nié le génocide arménien, et ce négationnisme est encore largement hégémonique en Turquie.

Épuration ethnique dans le Haut-Karabagh : en 2024, près de 100% des Arménie.nes déporté.es

Rattachée pendant plus de 70 ans à l’URSS, l’Arménie devient indépendante en 1991. Son territoire actuel recouvre le territoire historique de l’Arménie orientale. On estime le nombre d’Arménien·nes entre 8 à 10 millions, réparti·es sur l’ensemble du globe, dont trois millions vivant en Arménie et au sein de communautés en Europe, en Russie, en Syrie, aux USA et dans le Caucase. Bien qu’historiquement arménienne, la région de l’Artsakh (haut plateau du Karabagh) lui est disputée par l'Azerbaïdjan, pays voisin de la Turquie avec lequel il possède une forte proximité culturel et politique. Entre 1994 à 2023, trois guerres de haute intensité éclatent sur le plateau, et malgré sa proclamation d’indépendance, la république arménienne d'Artsakh ne sera jamais reconnue en tant qu'État souverain, ni même véritablement soutenue par les Nations Unies.

En décembre 2023, le conflit se solde par le déplacement forcé de l’entièreté de la population arménienne hors du Haut-Karabagh, chassée par l’armée azérie. Cette épuration ethnique est réalisée avec le silence complice des puissances internationales et régionales, et le soutien actif de la Turquie et de milices fondamentalistes. Ni la France, ni les États-Unis, ni la Russie censée être garante du corridor de Latchin, n’ont levé le petit doigt face au blocus du plateau imposé par le régime de Bakou, qui avait pour objectif d’affamer la population arménienne. Riche en pétrole et en gaz, l'Azerbaïdjan a noué de nombreux accords énergétiques et de coopération militaires avec l’Union Européenne, la Russie, le Pakistan, l’Iran (qui possède une minorité azérie importante), ou encore la Turquie et Israël (ses principaux fournisseurs d’armes).

L’exil forcé du Haut-Karabagh a légitimement ravivé chez les Arménien·nes la crainte d’une nouvelle catastrophe. L’Arménie se trouve prise en étaux entre le projet du grand Azerbaïdjan poursuivi par le régime de l’autocrate Ilham Aliyev,  dont les incursions violent régulièrement ses frontières, et les velléités panturques d’Erdogan, dont les bases idéologiques reposent entre autres sur le génocide de 1915. 

A l’heure des commémorations, rappelons que la communauté internationale n’a rien fait pour empêcher l’épuration ethnique du Haut-Karabagh. Si la condamnation de principe de la France et la dénonciation de l’assassinat sur son sol d’un opposant au régime d'Aliyev ont quelque peu dégradé les relations entre les deux États, elle continue à entretenir de solides relations économiques avec le régime, qui collabore également au génocide en cours de Gaza.

Bien qu’une part importante des Arménien·nes fuyant le génocide ait trouvé refuge en France, l’histoire de ce crime est encore beaucoup trop ignorée. Au vu de l’importance de cette histoire pour la compréhension des dynamiques à l’oeuvre dans la région, et alors que les menaces s’accumulent sur les populations qui y vivent, il est essentiel de rappeler que se souvenir et commémorer un génocide n’a de sens que si la mémoire est mobilisée afin d’éviter que les catastrophes ne se reproduisent. 

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