Plus jamais ça m’a toujours évoqué davantage un avertissement qu’une promesse : Ça pouvait ressurgir. Pour ne pas que Ça revienne, ma sociabilisation juive m’avait aidé à confectionner un radar à antisémitisme dont les réglages d’usine étaient la détection des stéréotypes sur les Juifs, l’argent et leurs nez, les affiches nazies des années 30, la délégitimation d’Israël et le keffieh palestinien. Tout cela bien identifié, famille, amis, camarades de classe et co-fidèles de synagogue pouvions affronter le monde avec ce radar commun qui nous avertissait dès que Ça semblait reprendre forme. Victimes éternelles de l’Histoire, nous ne voulions pas redevenir victimes des circonstances. Heureusement affûté, le radar s’activait à chaque agression afin d’alerter la communauté, les médias, la police, la justice et le président de la République : Ilan Halimi, les enfants d’Ozar Hatorah, les clients d’Hyper Casher, Sarah Halimi, Mireille Knoll. Tués parce que Juifs. Ça faisait son retour, sans uniforme nazi, démontrant qu’Auschwitz n’avait pas besoin de rouvrir ses portes pour revenir. Notre radar semblait indiquer que l’islamiste exceptionnel avait remplacé la régulière gestapo. Nous détournions alors progressivement notre regard de l’historique extrême-droite fondée-par-un-ancien-waffen-SS pour regarder sur notre gauche qui paraissait bien complaisante avec ce nouveau Ça. Ne voulait pas le voir. Mais nous, on le voyait. Bien avant que la France des plateaux ne parle d’islamogauchisme, notre radar avait identifié le nouvel antisémitisme.
Sans vraiment compter sur lui, nous exigions un État fort et intransigeant sur les actes antisémites en prenant bien soin de les exceptionnaliser par rapport aux autres formes de racisme. Notre radar obnubilé par la question juive saisie sous le régime exclusif de l’hostilité envers toute personne juive, nous ne nous rendions pas compte que nous étions devenus un des principaux instruments de la fascisation.
Pour cause : une partie de nous en est objectivement complice. Complice sans en avoir conscience, complice avec bonne conscience. Le fascisme n’arrive pas forcément avec le trop entendu bruit des bottes. Le fascisme regarde son enfant aimé faire la sieste et avale des pringles devant Netflix. Le fascisme n’a pas les traits du vilain de la série dont il parle à l’afterwork, à tout prendre il ressemblerait plutôt aux figurants qui s’apparentent à ses collègues. Il arrive avec l’ordinaire, le banal, la certitude d’être du bon côté, du côté de la protection face à une menace existentielle. Question de bon sens, dit le fascisme.
Instinct de survie.
Alors que j’ai cessé de fréquenter la majorité des espaces juifs communautaires parisiens pour faute grave d’antisionisme, mon réseau tissé pendant trente ans se traduit aujourd’hui par quelques centaines d’amis Facebook et Instagram. Tel l’œil de Moscou, je scroll les posts et les stories en constatant l’ampleur des dégâts conceptuels commis par la constitution de la figure du Juif en victime éternelle de l’Histoire. Victime éternelle signifie exactement ceci : dans toute situation, les Juifs tiennent le rôle de victimes parce que juifs. Expression martelée gravement comme principe explicatif indépassable de l’horreur. L’expression n’est pas tout à fait fausse. Par exemple, Ilan Halimi : kidnappé, torturé et laissé pour mort parce que juif. S’en contenter évacuerait cependant tout ce que le mot juif signifiait dans l’imaginaire antisémite de ses bourreaux : un possédant dont on peut extorquer une rançon. Ce meurtre antisémite avait ainsi factuellement des motifs autres que l’antisémitisme exclusivement pour lui-même. L’expression devient bancale, et en étendant l’analyse à la racialisation des rapports marchands et capitalistes construite au cours des siècles, elle se révèle rigoureusement insuffisante.
Parmi mes contacts qui se font les relais prolifiques des informations transmises par leur radar toujours fonctionnel, j’y retrouve entre autres : André mon ancien professeur d’Histoire, fidèle au PS par républicanisme ; Noam mon ami d’enfance et sa mère Nathalie, macronistes par pragmatisme ; Yaëlle ma cousine éloignée que je vois trois fois par an aux fêtes juives, qui toujours défend l’universalisme, le vivre-ensemble et l’État d’Israël. Leur ligne est simple, pure : Israël est une nécessité et si certains lui sont hostiles, c’est parce que c’est un pays juif. Juif est le critère déterminant pour les pro-palestiniens, confirmant leur antisémitisme. D’après une analyse de leurs faits d’armes virtuels, leur radar a été mis à jour : les attaques du 7 octobre constituent un pogrom contre les Israéliens parce que juifs, des étudiants rejettent l’intervention de personnalités sionistes dans leurs facs parce que juives et les femmes juives ou non-juives de Nous vivrons sont empêchées de manifester le 8 mars parce que juives. Cette vision identitaire judéo-centrée va de pair avec une saisie exclusivement morale de l’antiracisme : on condamne des violences, des exclusions et des affrontements en soi, et parce que juif, parce que juive évacuent radicalement tout autre facteur explicatif. Pas de place pour les positions politiques sionistes, libérales, conservatrices, coloniales. Pas de place pour les déterminants et identificateurs sociaux : un présentateur et producteur bourgeois réactionnaire, une députée macroniste sioniste et un soldat israélien sont d’abord juifs et ça ne peut être qu’à ce titre qu’ils sont ciblés. Juif devient cause, mobile et motif exclusifs de situations conflictuelles et d’attaques politiques. Ce prisme identitaire judéo-centré est partagé par les figures et intellectuels organiques de la bourgeoisie, et le fait qu’aujourd’hui André, Noam et Yaëlle postent ensemble et indifféremment du Raphaël Enthoven, Jérôme Guedj, Caroline Fourest, Julien Bahloul, Caroline Yadan, Aurore Bergé, Sophia Aram, Joann Sfar, Simon Moos, Bruno Retailleau et Arthur est un symptôme de la constitution d’un bloc autour de la question juive. Ce ne sont pas des accointances hasardeuses, c’est une cohérence systémique : celle du bloc bourgeois. Aussi virulents soient-ils, les conflits internes à ce bloc ainsi que les différents degrés d’intensité de racisme ne changent en rien l’adhésion commune à ce narratif.
Se révèle l’origine de l’usine dont est issu le radar : la bourgeoisie sioniste.
Sioniste, dans une forme d’idéalisme mortifère où l’on octroie au peuple juif le droit à l’autodétermination en niant le nettoyage ethnique des Palestiniens nécessaire pour y parvenir, et qui assimile ainsi toute critique antisioniste à de l’antisémitisme. Bourgeoisie, parce qu’il est forgé dans un système reposant sur une falsification de la réalité par une négation des déterminations sociales, une dissimulation du système inique sur lequel la bourgeoisie est construite, et évidemment l’omission de sa complicité historique avec Ça.
Le système de pensée ainsi verrouillé, ce radar qui semblait concerner seulement une infime partie de la population se révèle être un formidable outil pour la bourgeoisie blanche. Car le radar se contente de signaler. Il ne produit aucune analyse. Il s’affole aux dogwhistles et autres tropes. Des mots : camper, rescapée. Des imageries : visage grimaçant noir et blanc sur fond noir. Le contexte et le message importent peu, seuls comptent les signes pouvant évoquer de près ou de loin une histoire ou un imaginaire antisémite et voilà que la gauche se retrouve à justifier des tweets plutôt que parler des agressions de groupuscules authentiquement fascistes, du racisme d’État et de sa consubstantialité avec le capitalisme. Son signal amplifié, ce radar permet de renforcer la répression sur les populations racisées noires et arabes qui peuvent s’identifier au mouvement de solidarité avec la Palestine. Dans un retournement historique qu’on ne voit même plus sur HBO, la communauté juive se retrouve utilisée comme bouclier par la république raciste et réactionnaire en voie de fascisation.
La mécanique du twist s’écrit en trois temps :
1. La bourgeoisie s’appuie sur les peurs de la communauté juive en instrumentalisant et dépolitisant les agressions à caractère antisémite, et les articule avec le sentiment d’insécurité plus général, pour peaufiner la construction de l’ennemi commun. Astucieusement nommé islamogauchisme, cet ennemi est défini par la complaisance voire la complicité d’une certaine gauche avec toute action meurtrière provenant des Noirs-et-des-Arabes – donc le Hamas, Daech, Fofana.
2. La bourgeoisie mobilise son arsenal policier, législatif et médiatique pour combattre cet ennemi en l’accusant d’apologie du terrorisme et d’antisémitisme car Ça revient. La répression du mouvement de solidarité avec la Palestine devient ainsi une nouvelle modalité légitime du déploiement de l’islamophobie – à l’instar de l’instrumentalisation du féminisme, comme Merwane Benlazar en a fait les frais.
3. Assimilant la nouvelle bête immonde fictive à toute la gauche dite de rupture, la bourgeoisie se pose avec son arsenal répressif et raciste comme ultime rempart contre la barbarie antisémite qui menace notre démocratie quand ce n’est pas la civilisation judéo-chrétienne.
Si la bourgeoisie blanche met autant de zèle dans ce philosémitisme, ce n’est pas par amour de la communauté juive, qui n’est pour elle qu’un instrument stratégique de circonstance. La façon dont les imaginaires antisémites de Macron, Darmanin et des caricaturistes de Franc-Tireur sont minimisés par rapport à de prétendus dogwhistle émanant de la gauche en est un bon indicateur. Ce n’est pas non plus parce que la bourgeoisie serait manipulée par un lobby juif et obéirait aux ordres du Crif. Par ailleurs, elle a tout intérêt à laisser proliférer ces discours antisémites qui sèment la confusion et produisent des agressions réelles, légitimant l’intensification de sa force répressive.
La raison est plus simple. Bassement matérielle. En pointant du doigt le colonialisme, le racisme structurel et les inégalités induites par le capitalisme, la gauche radicale remet en question le narratif de la bourgeoisie blanche et expose les dynamiques d’exploitation – de classe, de race, de genre – sur lesquelles repose sa domination. Or, à l’heure où la crise sociale et écologique s’aggrave, le bloc bourgeois doit se maintenir au pouvoir par tous les moyens. Alors la classe dominante se tourne vers un de ses bouc-émissaires historiques pour en faire une caution. Un écran de fumée.
En ce sens, on peut lire le 7 octobre 2023 comme une aubaine inespérée : par sa médiatisation sous l’angle unique de la morale et de la sidération émotionnelle, décuplée par l’horreur objective des massacres, la simple mention de la situation coloniale était perçue comme un désir de blesser les Juifs, de minimiser leur peine voire de nier leur droit à l’éprouver. Dans cette perspective, toute tentative de remettre les événements dans leur contexte afin de les penser était l’expression d’un évident manque d’empathie envers les Juifs. Notons au passage que la justification médiatique de la politique génocidaire israélienne qui a suivi n’était pas avare en tentatives de contextualisation par des oui mais le 7 octobre. Le bilan est indiscutable : les attaques du 7 octobre et la mise en avant des otages israéliens furent un excellent moyen pour la bourgeoisie de criminaliser la pensée décoloniale en agitant le chiffon de l’empathie. La pensée décoloniale émanant d’une partie de la gauche radicale, l’instrumentalisation de la question juive s’est révélée une arme très efficace pour attaquer et isoler le seul mouvement à même de proposer un projet alternatif au fascisme face au désastre social et écologique : celui de la lutte anticapitaliste, antiraciste, anti-impérialiste, communiste.
André, Noam, Nathalie, Yaëlle et moi avons au moins un terrain d’entente : nous partageons ce même constat de la centralité de la question juive aujourd’hui. Mais toute autre est la façon dont nous appréhendons ce terrain.
Prisonnier de ses réglages, leur radar reste bloqué, son voyant rouge allumé en continu vers la gauche. Avec sa conception du Juif ontologiquement innocent, élève modèle de la république et victime exclusive qui ratifie un paradigme identitaire, on ne peut que lui souhaiter la panne. Il est temps de le jeter pour le remplacer par une boussole antiraciste, matérialiste et sociale. Moins start up nation, plus utile. Contrairement au radar, la boussole ne détecte pas les signes hostiles qui pénètrent un périmètre délimité. Elle permet en revanche de savoir où se situer, ici, maintenant.
Et comment avancer.
En observant le territoire sur lequel ils évoluent, André, Noam, Nathalie et Yaëlle comprendraient que si la question juive est centrale dans les dynamiques politiques actuelles, ce n’est pas dans les coordonnées obsolètes qu’ils pensaient valables de tout temps, en tout lieu. Yaëlle, par exemple, pourrait voir que dénoncer le suprémacisme juif en Israël et le génocide à l’encontre des Palestiniens n’est pas une inversion accusatoire qui serait un trope antisemite, mais un phénomène tristement réel et matériel. La boussole lui montrerait que grâce à la loi du retour, André, Yaëlle et moi pouvons obtenir la nationalité israélienne en quelques mois – Noam et Nathalie l’ont déjà – ainsi qu’une aide financière à l’Alya par l’Agence Juive parce que nous sommes juifs. Nous avons ce privilège dont la condition est l’oppression historique et continue des Palestiniens : arrestations et enfermements arbitraires, tribunaux différenciés, blocus, expropriations, occupation, nettoyage ethnique. Cette règle systémique lui étant légitimement inconfortable, André serait sûrement tenté d’évoquer le contre-exemple de ce qu’il appelle les Arabes israéliens qui ont tous les droits. Mais sa boussole lui indiquerait que l’existence d’une minorité non-juive fait partie de la structuration coloniale qui permet à l’État de conserver sa démographie majoritairement juive. Yaëlle, devenue attentive, pourrait même lui faire observer que l’État israélien a commencé à se prémunir du danger potentiel que peut représenter cette minorité en votant la loi État-nation de 2018 qui décrète qu’en son sein, le « droit d’exercer l’auto-détermination […] est uniquement réservé au peuple juif ». Lorsque Noam et Nathalie rétorqueraient qu’il y a des Israéliens pauvres et des Palestiniens riches, la boussole pointerait que le fait colonial n’est pas réductible aux rapports de classe. Comme dans chaque société capitaliste, vivent en Israël des exploités et des exploiteurs, et tous, en tant que colons, dominent les Palestiniens. L’aiguille de la boussole ne fléchirait pas : face aux Palestiniens, même sans arme et sans travail, nous sommes socialement dominants. Parce que juifs. Juifs non pas comme une nature, une essence, mais comme condition qui permet à l’Etat israélien d’activer une fonction de colon.
Accompagnés de la boussole, ces nouveaux explorateurs pourraient s’extirper de leur vision statique de l’identité juive. Ils l’appréhenderaient comme condition sociale en mouvement, et avanceraient en direction d’une éthique juive antiraciste : lutter contre l’oppression raciale aujourd’hui revient notamment à lutter contre les privilèges que nous octroie le sionisme, et contre la bourgeoisie qui nous érige en minorité modèle. Il est probable qu’aussitôt ils se sentiraient égarés. Ils penseraient perdre leur statut d’opprimés historiques qui déterminait leur façon d’être juifs, mais boussole au creux de la main, ils retrouveraient progressivement de nouveaux repères. Ils auraient peut-être même la possibilité d’orienter leurs affects formés par la condition minoritaire vers la lutte contre le capitalisme et l’État racial qui opprime les autres minorités aux côtés desquelles nous, Juifs et Juives décoloniaux antiracistes, nous tenons.
En empruntant ce petit sentier qu’ils croyaient abandonné, André, Noam, Nathalie et Yaëlle constateraient avec surprise qu’il a été arpenté par de nombreux Juifs et Juives avant eux. Et continue de l’être. Plus discrètement. Eux qui l’avaient toujours trouvé effrayant de l’extérieur, ils pourraient voir qu’il mène en réalité à un autre débouché que la complicité avec le bloc bourgeois en cours de fascisation. Une autre réponse à la question juive. Une réponse que la centralité de leur radar les empêchait de voir et que le sionisme a habilement discrédité, méprisé, criminalisé. Une réponse qui fait de Ça une émanation parmi d’autres des horreurs que le continuum capitaliste et raciste produit depuis des siècles. Une réponse que nous essayons aujourd’hui de réhabiliter, non seulement comme faisant partie de notre héritage juif mais surtout comme seule issue face à la désolation semée par le capitalisme, le racisme, le colonialisme. Une réponse réellement émancipatrice. Une réponse internationaliste et communiste.
Au bout du chemin, peut-être pourrions-nous nous retrouver amicalement un soir de Pessah. Vu la période, c’est pas demain la veille. À moins d’un accident de parcours ou d’une révélation divine, tout porte à croire que le sentier restera invisible à leurs yeux. Figés avec leur radar, ils se feront vraisemblablement absorber par la masse des individus banalement prêts pour le fascisme. Je continuerai probablement à les voir à travers mon écran nier le génocide des Palestiniens tout en le justifiant, se réjouir d’un projet de loi criminalisant l’antisionisme au nom de la lutte contre l’antisémitisme, ratifier progressivement le suprémacisme de Simon Moos, et afficher une peur panique qui les prive tristement de toute analyse structurelle, pour finalement accompagner la vague réactionnaire. Un nœud à l’estomac. Car le courant de fascisation va au-delà de divergences d’opinions et des joutes verbales pendant les dîners familiaux. Il ne se réduit pas à une médiocre bataille de stories sur Instagram et se rit sans doute des polémiques sur une affiche contre l’extrême-droite. Le rouleau compresseur réactionnaire a des impacts concrets et matériels au milieu desquels tout cela paraît dérisoire : des vies hiérarchisées, effrayées, bridées, précarisées, opprimées, tuées, poussées au pire.
Dans cette dynamique, la perspective de chaleureuses retrouvailles n’est pas l’issue la plus probable. Et l’envisager n’est plus ma priorité.
Jeremy