À l’occasion du 2 Août 2025, pour la commémoration officielle du génocide Rroms et Sinti, nous nous rendons dans le camp d’Auschwitz-Brikenau avec des camarades de la Voix des Rroms.
Le rouage de la machine du monde est cassé.
Le lac Balaton resplendit sous les patins des oisivetés budapestoises. La foule du shabbat prévient-elle de la clameur d’un monde bientôt englouti ?
Le visage que tu portes sur ton visage a su se frayer jusqu’à moi comme une preuve brandie autant de fois que nécessaire pour réaliser l’intraduisible. Le nom de ta fille, de son gendre et de ta petite-fille sont posés dans les ruines bombardées de Birkenau. Nos poches étaient remplies de pierres et d’une cinquantaine de noms des familles de nos camarades. Les maisons détruites sont le cimetière des défunts sans tombes.
Rivkele, tes yeux sont mes yeux, ton prénom mon prénom. Par une volonté mystérieuse, je porte le visage de ta petite-fille. Ilona est née en 1926, dans une famille hongroise déportée en 1944.
Que vois-tu depuis les citadelles de deuil ?
As-tu su un jour ce qu’était Auschwitz ? Un mot malade de lui-même, une formule de vacarme immobile. Les prairies du camp sont piquées de pylônes où jaillissent les martyrs intranquilles. Autour, en dehors des barbelés, une souffrance trop définie siffle sans fin. Ceux qui engraissent l’herbe fluorescente se taisent depuis leur tragédie. L’absence du bruit des bombes qui déferlent en leur nom résonne avec puissance.
Je jalouse un silence disparu. Ici, on n’entend rien. Pas même le cadastre de mots qui déçoivent.
Les nuages sont au pas au-dessus d’Oświęcim. Ils sont empaquetés joliment dans le ciel. La teinte rouge des briques du camp s’injectent dans le noir et blanc des photographies. L’histoire semble s’en être éloignée.
La pensée est en fuite ici. Ilona y était enfermée. Elle a éduqué ma mère depuis ce charnier, elle m’a pris dans ses bras, elle a plongé ses yeux dans les miens comme pour me les laisser. Elle a inoculé en moi une brisure, elle m’a conçu ce cœur de juif.
Il est venu avec moi à Pitchipoï, le pays de nul part, où l’Éternel, Béni soit-Il, n’a jamais mis le pied ?
Rivkele, ici se joue aujourd’hui la gigantesque opération de justification d’un État refuge inconditionnel pour les Juifs par l’annihilation des Palestiniens et l’écrasement continu et ignoré des Rroms, des Sinti, des Manouches, des Yéniches et des Gitans. L’orientation de la visite s’immisce dans les mots des guides. Le martèlement sépulcral engourdit la raison. Les mondes perdus y sont perdus. La résistance se prononce comme une potentialité. Les vies devenues destin unique sont érigées, exhibées, défaisant ce qui faisait d’elles des êtres parmi les êtres. Le ciel lui-même s’est rempli d’os ce jour où l’indignité n’a plus été qu’une évidence.
L’homme qui parlait dans nos oreilles nous incitait à regarder la terreur de ce petit garçon hongrois capturé sur le mur des baraquements.
Combien ont regardé ? Excavé dans le déshonneur des crimes du sionisme, à qui appartient cet enfant ? Faut-il le donner à l’oubli pour que ce voyeurisme tarisse ? À la vue de l’enfant, les Juifs pleurent puis s’accommodent d’un génocide. Allongé dans la tombe des cieux, lui est interdit de songe. Il n’existe plus de domaines où la vie juive ne soit pas militaire.
Où sont les chants, les danses, les rires qui roulent, les langues du Yiddishland ? La malice, la naïveté, le désir, l’amitié des gens qui se touchent et s’embrassent ? Leur innocence est une nuée qui rend les plus culpabilisés nostalgiques.
Des milliers de marmites et de cruches sont exposées derrière une vitre, brusquées les unes contre les autres. Au travers, l’impudeur de ces restes d’espoirs juifs. La brisure s’opère dans le recueillement impossible qu’organise le sionisme ; la plaie profanée est indignante. Ceux fiers de leur souffrance et d’avoir mis leur D’ieu à genoux maudissent l’histoire.
Les châles des Sages sont déposés en éventail dans une bulle de verre. Leurs nœuds décomptent le nom du Très-Haut, enfermé dans un musée de l’horreur, propriété de l’État polonais.
Les chiffres du nombre de victimes sont énoncés à un rythme effréné. Le camp est une gigantesque usine mémorielle aseptisée et victimaire. Le béton de l’entrée et la boutique à souvenirs, les contrôles et les audioguides, les marées de bus à touristes sur le parking sont à l’image du camp, l’insuffisante reconstruction du bloc 13 dédié à la mémoire des 23 000 Rroms et Sinti déportés ici. Auschwitz est devenu un endroit stupide.
Rivkele, les masses de cheveux ensevelissent, les monts de chaussures piétinent le judaïsme mourant de notre vivant et la mémoire des nôtres. Le but de la visite n’est pas d’offrir le recueillement mais de créer un absolu. Les visiteurs rejouent la bureaucratie du camp dans un opéra macabre de corps croisés. Le choc inscrit sur leur visage annonce la prochaine salle. Une minute pour regarder les évidences brandies d’une terreur souillée, s’il vous plaît.
Sur le sol, j’ai cru apercevoir la fin d’un monde. La quasi-totalité du camp est d’époque. Ingénierie nazie et normalité sioniste se croisent à l’intérieur du camp par la parade d’un escadron de Tsahal drapé de l’étoile bleue. Ils ont le regard du fascisme régulier.
D’ieu est-Il inconsolable Rivkele, ou est-ce nous qui avons perdu nos consolations ? Le rappel de son affection disparaît aussitôt qu’il est su. Les touristes en short immortalisent la chambre à gaz. Bien d’autres que des Juifs griffaient le béton dans l’asphyxie. La visite est cruellement exceptionnalisante, à dessein, onction d’une propagande mortifère et aboutie.
Les visiteurs me hantent. Leur négationnisme d’aujourd’hui racle leur conscience comme une brise fraîche.
La rumeur du camp ne quitte jamais ma mère, engluée dans la perte de mémoire que produit l’omniprésence contrôlée et traumatique de son évocation.
Ce creux moral perdure. C’est une brèche où se répète la souffrance caricaturée de ceux qui ont perdu leurs disparus chaque jour à nouveau. En vivant, enfermés, survivants.
C’est un conditionnement, un héritage, une névrose. Une tombe qui avale toutes les autres et qui maintenant est ravalée.
Auschwitz, au cœur du plus jamais ça, dont l’évocation médiatique est aussi frénétique qu’inopérante. On pensait y être coincés mais la honte a muté. La nature a jailli dans les camps, d’une terre où reposent les cendres de milliers. Je voulais absolument sortir du camp et maintenant je pense à y retourner Rivkele, car Israël convertit ton souvenir en boucherie et que notre prénom existe malgré moi.
Il s’est endormi dans mon corps entre les bouleaux qui bordent le Crématorium V. Leurs troncs maigres et éparpillés, plantés dans le sol, debout encore à côté des ruines ont su nous dire adieu. Comment pardonner aux vivants d’être vivants, écrit Charlotte Delbo. Pourquoi pardonner aux Juifs d’être fascistes ?
Savent-ils encore qui ils sont aujourd’hui ? Nos disparus ont disparu. J’ai vu dans les yeux de ton arrière-petite-fille la transparence de l’abandon. Elle avait le visage de ma mère. “Je mourrai dans la honte.” Nos disparus ont disparu et ceux-là ne sont plus les miens.
Les nouvelles larmes d’empathie tardive après deux ans de génocide offrent un spectacle cynique. Les regrets articulés des sionistes sont d’une telle iniquité qu’ils se condamnent à l’ignorance. Yom Kippour est passé, où siègera le nom de ma mère si ce n’est à côté de ceux qui apprendront à être des bourreaux ?
Les synagogues sont fermées, par le texte, par l’honneur d’une histoire qui a fait d’elle une juive et puis de moi un juif. Yom kippour est passé, le Jour de l’Expiation. Chacune de ses évocations publiques n’est que négociations pour se sauver soi-même.
Comment supporteraient-ils de constituer l’échec d’une histoire millénaire, incapables de se penser autrement que le cœur d’une tragédie surplombant toutes les autres ?
Rivkele, je te décris un monde où D’ieu est le pourvoyeur d’une prophétie avide et dévoyée. Son Nom est d’une amertume imprononçable.
J’ose douter encore que le sacré se dissimule.
Rivka