Tu es très fier d’avoir une fille homo, tu l’as dit à tous tes amis. Je n’ai jamais compris d’où venait cette fierté. Fier d’avoir une fille « différente » ? Fier de me montrer que tu es un bon père ? Je ne sais pas. Quand j’ai fait mon coming out, tu m’envoyais régulièrement des articles sur plusieurs sportives qui avaient annoncé publiquement leur homosexualité. Ça me faisait plaisir d’avoir ton soutien, d’une certaine manière ça nous a rapprochés.
Mes cousins me racontaient souvent leurs vacances en Israël. « Tu devrais y aller, c’est très LGBT friendly ». Il y a 8 ans, une cousine m’envoyait une vidéo à la Pride de Tel-Aviv, elle me l’avait décrite comme « La meilleure marche des fiertés au monde ». Pendant longtemps, j’ai cru à cette utopie. À Tel-Aviv, la capitale homosexuelle du Moyen-Orient. Au paradis queer qui m’attendait là-bas. Aux discours ouverts d’esprit. Aux photos aux couleurs arc-en-ciel. À la liberté des LGBT qui défilent sous fond de musique hébraïque. J’ai cru que je pourrais afficher publiquement mon judaïsme et mon homosexualité dans un pays à la fois queer et juif. Qu’il affirmerait mon identité. C’est ce qu’on m’a dit, c’est aussi ce que j’ai cru.
Puis le 7 octobre. Mon second coming out, antisioniste, s’est fait avec plus de douleur que le premier. Je touchais à quelque chose que tu m’avais transmis : notre judaïsme façonné par le sionisme. Tes articles de sport se sont transformés en articles sionistes et d’extrême droite sur « le Hamas qui tue une autre victime homosexuelle ».
Mercredi 13 novembre, 20h23, tu m’envoies un article de CNEWS : « Nous avons trouvé des images d’actes de torture contre des homosexuels. Rapporte le porte-parole de Tsahal ».
Jeudi 12 décembre, 14h15, un article de Challenges : « Israël a le parlement le plus gay de son histoire ».
Vendredi 6 juin, 15h34, un article de i24NEWS : « Emily Damari révèle avoir caché son homosexualité à ses geôliers du Hamas ».
Lundi 16 juin, 18h08, une photo d’un local de l’association de Tel-Aviv détruit par un missile iranien. Tu ajoutes « Seuls les petits drapeaux arc-en-ciel ont résisté ».
C’est là que mon homosexualité est devenue un prétexte pour toi. Le joker que tu brandis à chaque occasion pour décrédibiliser ma parole.
Tu prétends défendre mes droits, mais tu ne fais en réalité que répéter une propagande coloniale qui a pris le visage du pinkwashing. Ce mot, tu l’as sûrement déjà entendu. Si je peux te donner une définition claire, le pinkwashing est une stratégie qui vise à diffuser des messages prétendument favorables à la communauté queer, mais qui servent en réalité des objectifs n’ayant que peu ou rien à voir avec l’égalité ou l’inclusion des personnes concernées.
On peut le dater du début des années 2000, quand le gouvernement israélien lance sa campagne « Brand Israël ». Son objectif : changer l’image du pays absolument épouvantable, religieux, en guerre et donc peu attrayant pour y faire du tourisme ou pour y vivre. C’est là que la carte maîtresse « homosexuelle » entre en jeu. Le gouvernement a mis un budget conséquent pour développer une stratégie de communication à destination des LGBT autour de différents évènements dont la semaine des fiertés qui se déroule à Tel-Aviv (à ce titre je te recommande d’écouter cet épisode du podcast Palestine vivra).
Quel est le rapport ? Eh bien, si Israël se présente comme pro-LGBT, c’est forcément en opposition à un peuple Palestinien présenté comme « barbare, homophobe et fanatique ». Se positionnant ainsi comme la « seule démocratie » au Moyen-Orient.
L’autre facette logique du pinkwashing est celle que tu appliques avec moi, la disqualification des opposant·es qui défendent des valeurs antifascistes et plus spécifiquement ici, des communautés LGBT ouvertement pro-Palestine. Réactions du registre de la moquerie, voire de l’homophobie. Tu m’as dit un jour :
« Tu as des idéaux, c’est bien. Mais tu ne survivrais pas là-bas, les Palestiniens n’aiment pas les homos. Comment peux-tu soutenir un peuple qui veut ta mort ? »
Quand bien même le Hamas serait homophobe ? Est-ce que ça justifie un génocide ? La tolérance d’une population envers les LGBT n’est pas une condition à son soutien quand ils sont colonisés et génocidés. Que tu le veuilles ou non, ton discours participe à la déshumanisation des Palestinien·nes et méprise les juif·ves queer affiché·es comme incapables de voir leur propre intérêt.
Il ne t’aura d’ailleurs pas échappé que le génocide des Palestinien·nes n’est pas dû à une orientation sexuelle ou à une identité de genre. Il serait curieux de dire qu’on tue massivement une population au nom des supposés « droits humains » ou « au nom de l’Amour ». Non, ce dont il s’agit, c’est le continuum de la Nakba qui dure depuis plus de 77 ans.
Israël est responsable de la situation des personnes queers en Palestine. C’est une triple peine pour elles. Il n’y a pas de porte de sortie pour les Palestinien·nes queers, certain·es arrivent à passer le mur par Jérusalem ou d’autres endroits et à se réfugier à Tel-Aviv, mais Israël leur refuse le bénéfice de la convention sur les réfugié·es alors qu’iels sont victimes de discrimination. Aucune possibilité de se réunir et de se fédérer. Il y a une peur constante de se faire outer. De ne pas savoir exactement à qui l’on s’adresse. Ce qui nuit énormément à la création d’un groupe LGBT en Palestine.
Tout ceci est soutenu par le cinéma israélien (et français) qui n’a cessé d’exploiter, à travers les âges, la figure de l’homme arabe « hostile » et « dangereux ». Pour faire frémir les bourgeois gay généralement, et alimenter l’éternel fantasme de l’Arabe comme présenté dans les pays arabo-musulmans ou dans les banlieues françaises. Justement, parlons d’un film documentaire que tu as bien trop défendu, La Belle de Gaza de Yolande Zauberman.
Le film porte un discours selon lequel la seule possibilité de libération pour les personnes queers palestiniennes consiste à s’échapper de leurs communautés pour se réfugier en Israël. Le mythe dominant des Palestinien·nes trouvant refuge dans des villes israéliennes est pourtant totalement mensonger compte tenu des politiques coloniales qui visent à contenir une population Palestinienne dans des zones ultracontrôlées avec peu ou pas de ressources.
Je sais que tu resteras indifférent à ces mots, les Palestinien·nes ne représentent pas plus pour toi qu’une masse informe de victimes sans paroles. Malgré tes efforts pour que je les invisibilise aussi, ce sont des personnes avec une identité, un corps et des désirs.
Mais soit, parlons d’Israël. Si c’est un paradis gay, alors je l’analyserais comme tel. Il n’y a donc pas, voire très peu d’homophobie ? Le pinkwashing permet aux autorités israéliennes de ne pas observer leur propre réalité, et notamment à propos des droits LGBT, puisque de nombreuses expériences d’oppressions homophobes exercées par Israël sur ses propres citoyen·nes queers sont documentées, et que seul le mariage hétérosexuel y est légalement autorisé.
Comment peux-tu croire que je serai en sécurité là-bas ? Alors qu’il y a 5 ans le ministre de l’Éducation était favorable aux thérapies de conversion ? Tu me vends ce pays comme on chante une berceuse à une enfant. Mais ce n’est pas une terre d’accueil aux multiples couleurs. Le berceau de la société israélienne, c’est la famille, ce qui oppresse beaucoup d’homosexuels qui pour y échapper s’enrôlent dans l’armée. La plupart des rencontres gay s’y font là-bas.
Israël aime tellement les homos que cette même armée d’occupation n’hésite pas à se servir des infos qu’elle a sur des territoires occupés. Leur objectif ? Repérer des homosexuels et des lesbiennes palestinien·nes, dont ils pourraient faire des « collaborateurs » en menaçant de dévoiler leur homosexualité à leur famille et à leur entourage. Ce qui leur coûte la vie. Encore plus pervers lorsqu’on sait que l’armée donne l’exemple en diffusant des photos de soldats qui déambulent en se tenant tendrement la main.
Cette propagande est-elle adressée aux lesbiennes ? Aux personnes trans ? Évidemment pas. En réalité ce qu’il y a de commun entre ces gays, c’est d’être des hommes, occidentaux et à fort pouvoir d’achat. Israël a eu plus d’intérêt à orienter son public vers les hommes des pays d’Europe du Nord, qui vont rapidement s’allier à eux dans le but de rejeter les Arabes de leurs espaces.
On vend Tel-Aviv, qui a changé son slogan dans les années 2000 de « Dieu en héritage » par « La ville qui ne dort jamais« . On cherche un nouveau public en finançant des boîtes, des bars, des plages et des hôtels gay-friendly où les hommes pourraient coucher ensemble à volonté. Mais on accepte seulement les LGBT qui ne perturbent pas une binarité occidentale patriarcale. Israël comme beaucoup de pays d’Occident accepte le Queer si iel ne dérange pas.
À ma connaissance, je ne suis pas gay. Le gouvernement israélien a eu plus d’intérêt à orienter cette stratégie sur les hommes, qui ont davantage de privilèges et de pouvoir économique. Les lesbiennes ont toujours été exclues, car considérées comme peu intéressantes et attrayantes pour le tourisme.
Pour les Israéliens, une lesbienne qui part en voyage c’est une nana qui prend ses godasses pour marcher dans le désert et y planter sa tente. Elle ne va pas aller à l’hôtel payer une fortune pour boire des cocktails à Tel-Aviv. Même si, tu me connais, je n’échappe pas au cliché de la lesbienne en grosses godilles.
Quand bien même Israël serait un pays tolérant, tu fais une grosse erreur si tu penses que j’ai besoin du soutien d’un état pour construire ma queerness. Mon identité, mes désirs, ma sexualité font désordre dans un système patriarcal, hétérosexuel, cisgenré. Être politique suppose que l’on construise en partie son lesbianisme à l’intérieur de mouvements collectifs, dans une perspective de lutte. Je ne compte ni sur les entreprises, ni sur les institutions, ni sur les États.
Tu pourras me contredire, car ce rapport à l’homosexualité n’est pas partagé par beaucoup de LGBT. Bon nombre se laissent séduire par les paillettes que le capitalisme nous colle à la peau, faisant de nos identités des produits dérivés. Sans parler du Tel-Aviv International LGBT Film Festival qui se tient chaque année, du concours Miss Trans Israël, de la participation d’Israël à l’Eurovision. La liste est encore trop longue.
La forme la plus extrême et choquante du pinkwashing s’est incarnée en Yoav Atzmoni, qui, parmi les décombres, a exhibé le « tout premier drapeau LGBT à Gaza ». Le soldat se tient réellement là, devant son char d’assaut, au cœur des ruines d’un quartier de Gaza, brandissant le drapeau arc-en-ciel sur lequel il a inscrit à la main « In the name of love » en hébreu, en arabe et en anglais, pour revendiquer l’universalité de son message.
Mais l’histoire l’a bien démontré, les luttes queers se sont originellement engagées pour les droits de toutes celles et ceux en marge de la société. Pourtant, une partie de plus en plus importante des LGBT occidentaux a rejoint le camp de la droite et de l’extrême droite. L’homonationalisme n’hésite plus à affirmer sa haine des Arabes et à maintenir un contrôle sur ce qu’est l’homosexualité, celle qui ne doit pas juste avoir sa place mais bien toute la place.
En ce mois des fiertés, cette queerness néolibérale danse à la Pride sur du Lady Gaga, devant des enseignes Carrefour. Le Beit Haverim défile, le drapeau israélien arc-en-ciel à la main, revendiquant sa propagande sea sex & sun. Oubliant qu’elle s’est créée grâce à la révolte de celles et ceux avant nous, vu·es comme malades, inadapté·es, mis·es à l’écart et privé·es d’existence. Ces mêmes mécanismes qu’iels n’hésitent pas à reproduire sur les femmes voilées, les musulman·es, les exclu·es, les migrant·es.
C’est ce que les sionistes exigent de nous. Soyez juif·ves queer, jouissez d’une soi-disant liberté, mais rappelez-vous qui sont réellement vos ennemis.
Faites la fête et vous serez de parfaits exemples pour redorer l’image d’un régime génocidaire. Nous transformant en LGBT passif·ves et dociles, nous célébrons notre différence, mais sans grandes répercussions.
Cette dynamique d’enfermement dans l’affect victimaire, que le sionisme n’a que trop utilisé sur les personnes juives, et maintenant les queers. J’aimerais leur dire en reprenant les mots de Genet,
« Si quand les noirs sont persécutés, vous ne vous sentez pas noirs, si quand les femmes sont méprisées, ou les ouvriers, vous ne vous sentez pas femme ou ouvrier, alors, toute votre vie, vous aurez été pédé pour rien ».
H