Adoptée à l’unanimité au Sénat le 20 février dernier, la proposition de loi “relative à la lutte contre l’antisémitisme dans l’enseignement supérieur” sera débattue à l’Assemblée Nationale le 6 mai. Elle suit une procédure accélérée afin d’être appliquée dès la rentrée 2025, et aura un impact direct sur les libertés individuelles des étudiant·es et des enseignant·es. Pourtant, les débats parlementaires autour de cette loi se font dans un silence médiatique presque total.
La proposition de loi est issue d’une mission d’information mise en place par le Sénat, dont le rapport fait état d’une “inquiétante résurgence d’un climat d’antisémitisme dans le contexte des mobilisations étudiantes en faveur de la Palestine.” Elle s’inscrit dans un élan réactionnaire qui cherche, particulièrement depuis le 7 octobre 2023, à criminaliser le mouvement de soutien à la Palestine, à réprimer la liberté d’expression et d’association, et à instrumentaliser la lutte contre l’antisémitisme à des fins répressives. Les trois éléments clés de la proposition de loi sont :
- La mise en place de formations obligatoires sur l’antisémitisme tout au long du parcours éducatif.
- Un renforcement des dispositifs de prévention et de signalement des actes antisémites.
- Un renforcement des procédures disciplinaires.
L’idée est de diffuser largement la définition opérationnelle de l’antisémitisme proposée par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) dans les universités, notamment à travers des formations obligatoires. Au cœur de cette définition se trouve la notion de “nouvel antisémitisme”, mise en avant par le pouvoir israélien dès les années 1970 et popularisée depuis par des courants réactionnaires et conservateurs, notamment à partir des années 2000. Cette théorie repose sur l’idée que la menace pesant sur les Juif·ves ne proviendrait plus principalement des forces historiquement productrices d’antisémitisme — la droite, l’extrême-droite, les nationalismes — mais plutôt des populations issues de l’immigration post-coloniale et des forces politiques qui défendent leurs intérêts, comme la gauche radicale ou l’antiracisme politique. Bien que contestée, cette vision a fini par s’imposer comme l’élément central du discours dominant sur l’antisémitisme, sous la pression d’institutions, d’universitaires et d’organisations sionistes. Elle permet de faire d’Israël une sorte de “Juif collectif” ou de “Juif parmi les nations” et entretient la confusion entre sionisme et identité juive.
Parmi les onze exemples d’antisémitisme cités dans la définition de l’IHRA, sept concernent ainsi Israël. Est notamment jugé antisémite “le refus du droit à l’autodétermination des Juifs, en affirmant par exemple que l’existence de l’État d’Israël est le fruit d’une entreprise raciste.” Même si la définition de l’IHRA soit non contraignante, et n’est donc pas encore inscrite dans la loi, elle est devenue une référence dans de nombreux pays – dont la France depuis 2019 – et guide les stratégies publiques de lutte contre l’antisémitisme et la compréhension de ce phénomène à l’échelle mondiale.
La définition de l’IHRA est régulièrement utilisée pour délégitimer tout discours critique d’Israël ou du sionisme, mais n’est jamais déployée pour attaquer l’antisémitisme d’extrême-droite, des suprémacistes blancs, ou des néo-nazis – ce qui démontre bien qu’il s’agit d’un outil répressif visant non pas à cibler les manifestations antisémites mais à museler spécifiquement la critique d’Israël.
La campagne visant à l’inscrire dans la loi contribue ainsi à éclipser le danger que pose l’extrême-droite et le nationalisme aux Juif·ves tout comme aux autres groupes minorisés, en faisant du mouvement de solidarité avec la Palestine le lieu de production principal de l’antisémitisme. S’appuyer sur la définition de l’IHRA pour lutter contre l’antisémitisme relève d’un choix politique qui doit être reconnu, discuté, et combattu comme tel.
Des formations obligatoires centrées sur la définition de l’IHRA sont présentées par la proposition de loi comme des outils pédagogiques nécessaires face à un “antisémitisme d’atmosphère” qui façonnerait un “sentiment d’insécurité” chez les “étudiants et personnels juifs.” Si nous pouvons comprendre le sentiment d’insécurité et le malaise que peuvent ressentir des étudiant·es juif·ves face aux mobilisations pour la Palestine étant donné l’enchevêtrement du judaïsme et du sionisme présent au sein de nombreux espaces communautaires, ce sentiment de malaise ne peut servir de justification à la répression de mouvements dénonçant le génocide en cours.
Nous alertons également sur l’importance primordiale que la loi accorde aux procédures disciplinaires comme outil de lutte contre l’antisémitisme. Cette loi permettrait en effet d’engager systématiquement des procédures disciplinaires allant jusqu’à l’exclusion en cas de propos tombant sous le coup de la définition de l’antisémitisme de l’IHRA.
Il est particulièrement inquiétant d’observer qu’au même moment, les campus universitaires américains subissent une attaque sans précédent contre les libertés académiques menée par l’administration Trump. Sous prétexte de lutter contre l’antisémitisme, les recommandations de la “task force de lutte contre l’antisémitisme” permettent d’engager, à coup de coupes budgétaires colossales, une restructuration massive de l’université dans des coordonnées beaucoup plus adéquates à la ligne politique réactionnaire du mouvement trumpiste MAGA. La proposition de loi française s’inscrit dans ce même élan, qui vise à mettre radicalement en cause la liberté académique en France. Des signes avant-coureurs de cette dynamique étaient déjà perceptibles dans la chasse au “wokisme” et à “l’islamo-gauchisme” engagée entre autres par le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer et la ministre de l’Enseignement supérieur Frédérique Vidal, appuyée par d’autres proches du Printemps Républicain et relayée sans modération du parti socialiste à l’extrême-droite en passant par le centre.
Disons-le clairement : cette proposition de loi nuit à la lutte contre l’antisémitisme en renforçant la confusion autour de ce qu’est ce racisme et la manière dont il se manifeste. En réprimant la liberté d’expression et en normalisant les procédures disciplinaires au sein des universités au nom de la lutte contre l’antisémitisme, cette loi alimentera le ressentiment antijuif bien plus qu’elle ne combattera l’antisémitisme. Bien qu’elle alerte sur les “dérapages reposant sur l’assignation d’étudiants juifs à Israël,” elle renforce justement ce parallèle entre les Juif·ves et l’État d’Israël. Elle établit également une hiérarchie des luttes antiracistes, faisant de l’antisémitisme une priorité émanant du sommet de l’État – ce même État qui banalise et institutionalise l’islamophobie, la xénophobie, et le racisme de manière plus générale.
Les universités sont le prochain champ de bataille d’un anti-antisémitisme qui réprime les manifestations antiracistes et le mouvement de solidarité avec la Palestine au nom de la sécurité des Juif·ves. En mars, des président·es d’université se sont rassemblé·es à l’Inalco pour un séminaire intitulé “Combattre l’antisémitisme à l’université : de la loi au terrain,” afin d’anticiper l’adoption de cette loi et de réfléchir aux modalités pratiques de sa mise en oeuvre. Les sénateurs·ices ont déjà identifié des organisations susceptibles de mener ces formations obligatoires, dont la très sioniste Union des Étudiants Juifs de France (UEJF), ainsi que SOS Racisme, association spécialisée dans un antiracisme moral aussi inepte politiquement qu’inefficace pratiquement.
Dans une société marquée par le racisme systémique, l’antisémitisme – tout comme l’islamophobie, la négrophobie, et les autres formes de racismes – circule dans les universités. Mais cette proposition de loi contribue à détourner la lutte contre l’antisémitisme de son objectif égalitaire en la transformant en outil de gouvernance répressif. Dans cette perspective, une autre proposition de loi déposée par Caroline Yadan à l’Assemblée Nationale en novembre 2024, soutenue du PS à l’extrême-droite et cherchant à criminaliser l’antisionisme, apparaît particulièrement inquiétante.
Face à cette situation, marquée à la fois par une attention sans précédent portée à l’antisémitisme et par un niveau de confusion tout aussi inédit, notre camp doit adopter une approche stratégique. Il s’agit de sortir de l’impasse et construire une réponse politique et antiraciste claire et ferme : on ne peut combattre efficacement l’antisémitisme sans lutter, tout aussi fermement, contre son instrumentalisation raciste et autoritaire. En la circonstance, il est indispensable de nous mobiliser en défense de la liberté académique des universités, cibles constantes de tous les pouvoirs qui, à travers le monde, œuvrent à la fascisation de nos sociétés.
Dans cette perspective, nous appelons notamment à signer la tribune (lien ci-dessous) initiée par des universitaires mobilisé·es pour la liberté d’expression à l’université.
- Rapport d’information par la commission de la culture, de l’éducation, de la communication et du sport au Sénat relatif à l’antisémitisme dans l’enseignement supérieur
- Proposition de loi, Sénat (basée sur le rapport de la mission d’information). L’IHRA n’est pas mentionnée spécifiquement dans cette proposition de loi, mais elle l’est dans le rapport de la mission d’information et dans des textes explicatifs produits par le Sénat, dont: L’essentiel sur la proposition de loi
- Proposition de loi, Assemblée Nationale