Jusqu'à l'automne dernier, les estimations du COR ne faisaient pas état d'une aggravation du déficit des retraites : les dépenses de retraite allaient baisser, en raison de la disparition progressive des générations nées après le baby-boom des générations d'après-guerre, déjà amorcée (758000 naissances en 2018 contre 862000 en 1950). L'augmentation de l'espérance de vie ne semblait pas plus être un sujet d'inquiétude, car entre 2018 et 2030, cette évolution se serait tassée, les femmes et les hommes de plus de 65 ans ne gagnant respectivement, en termes d'espérance de vie, qu'un mois et 1,7 mois par an. Enfin, quatre grandes réformes des retraites (1993, 2003, 2010, 2014) avaient contribué à maîtriser et orienter à la baisse les dépenses de santé, en particulier en faisant passer la base du calcul des 10 aux 25 meilleures années et en indexant les revalorisations sur le niveau de l'inflation, avant que cette indexation annuelle ne disparaisse complètement (merci, monsieur Hollande !). Globalement, le pourcentage du PIB dédié au financement des retraites devait baisser, passant de 13,8% aujourd'hui à 10,5% en 2070. La très ultralibérale Union Européenne, pourtant avare de compliments, avait même salué les efforts français en la matière.
Alors pourquoi, en quelques mois, la situation aurait-elle changé au point qu'il devienne urgent d'économiser 12 milliards d'euro sur les retraites des salariés ? Si c'est vraiment le cas, la réponse est à rechercher dans les dépenses engagées pour éteindre l'incendie des gilets jaunes (17 milliards d'euro) dans un contexte où la quasi-suppression de l'ISF et l'instauration de la flat tax avaient déjà coûté 5 milliards d'euro aux dépenses publiques. Comme il faut bien se rattraper quelque part, ce sont les dépenses sociales qui deviennent la variable d'ajustement des dépenses publiques. C'est pourquoi, après une réforme de l'assurance chômage qui a durci les conditions d'accès et diminué les prestations, nous avons maintenant cette réforme des retraites.
"Le plan retraite, une énorme arnaque" dit Thomas Piketty dans un article de la revue Politis. Il faut, selon lui, "sortir de la vision contributive selon laquelle chaque niveau de salaire cotise pour sa retraite" et "faire contribuer très fortement les hauts salaires, même si les droits sont plafonnés". La proposition du Gouvernement réduit à 2,8% le pourcentage des cotisations sur la partie des salaires qui dépasse 10000 euro par mois, alors qu'il faudrait, au contraire, "qu'ils cotisent dans le système sans avoir de retraite en conséquence, comme dans l'assurance maladie". L'économiste atterré Christophe Ramaux rappelle de son côté : "Un ouvrier a dix ans d'espérance de vie de moins qu'un cadre". Les restrictions de critères de pénibilité attachés à la réforme, avec, de surcroit, l'exonération quasi-totale des cotisations au delà de 10000 euro par mois, reviennent donc à faire financer par les ouvriers les retraites par capitalisation que seuls les très gros salaires ont les moyens de souscrire, alors qu'aujourd'hui, la majorité des retraites ne permet même pas de financer un séjour en Ehpad à ceux dont l'état de santé et de dépendance l'exige. Thomas Piketty surenchérit en qualifiant d'arnaque "un système prétendument contributif [qui] aboutit en réalité à ce que les ouvriers cotisent pour les cadres".
Le mensuel Alternatives Économiques (février 2020) va plus loin, jusqu'à la dénonciation d'une aggravation des déficits du fait d'une baisse des ressources non compensée par l’État. Ce déficit supplémentaire sera du à la période de transition : le coût de l'exonération de cotisations au-delà de 10000 euro devrait se monter à 3,8 milliards d'euro par an alors qu'il faudra continuer de verser les pensions des cadres supérieurs qui ne seront pas concernés par la réforme. Là encore, c'est tout le monde qui paiera ! Les concessions faites à certaines corporations (policiers, marins, danseurs, contrôleurs aériens, etc.) auront elles aussi un coût qu'il est actuellement impossible de chiffrer. La compensation par l'âge-pivot est une tentative de plus pour faire résorber par tous un déficit qui ne concerne que quelques-uns et son évolution à la hausse dans les années qui viennent est déjà inscrite dans les données numériques.