2 août 2023, 11H45.
Pommier n’était pas un intime mais pourtant, quelque chose relève de l’intime via la parole, via le transfert, dans la pratique analytique. C’est une position singulière irréductible que la distance analytique renforce, rend efficace en quelque sorte par l’argent donné à chaque fin de séance.
Gérard Pommier n’est plus là ; il emporte quelque chose de moi. Et puis les morts libèrent de l’espace dans l’espace et c’est toujours quelque chose qui m’a glacé. Un vide, comme on dit. Lié au(x) corps disparu(s).
Idée un peu saugrenue mais qui m’a souvent traversé.
Si j’imagine mon existence sans être allé voir Pommier, je regrette de ne pas y être allé plus tôt. À 20 ans plutôt qu’à presque 25.
J’arrive chez lui alors que je ne suis même plus inscrit à l’université, que tout me lasse, que je suis avec une fille dont je n’ai rien à foutre mais avec qui je m’obstine.
Je suis asocial, empêtré dans ma malédiction natale (mais réelle).
Octobre 1998.
Le père de Laure Pitti - Lucien Pitti, paix à son âme - m’a donné indirectement le nom de Pommier et je l’ai choisi parce que je ne voulais pas des noms proposés par mon père et son pote psychologue.
Pommier est donc déjà le nom d’une brèche.
Je l’ai appelé - mais je ne me souviens plus bien de l’échange -, je me pointe rue du Val-de-Grâce, le jeudi 8 octobre 1998. J'ai le cœur qui bat fort sur le Boulevard Saint-Michel et je m'engueule intérieurement "Mais je ne le connais pas, ce mec, et puis, qu'est-ce que je vais lui dire ?".
Pas une séance évidemment, je ne paye pas. Je discute avec lui. « Vous vivez chez vos parents ? Vous êtes étudiant ?».
Rétrospectivement, cette idée de « parents » est problématique pour moi, en réalité. Peu importe. Il m’a demandé combien je pouvais payer, j’ai répondu entre 150 et 200 francs et il m’a dit « Bon ben ce sera 200 ». Phrase pour moi décisive en fait sur l’engagement analytique. Nul doute que je reviendrai la semaine suivante. Je ne sais s'il faut, comme cela se dit, du courage pour entamer une analyse. La question ne se pose pas, à mes yeux. Il s'agit, comme dirait Breton, d'un grand coup d'aile à saisir.
Quand je suis sorti de son cabinet, je suis allé chez Gibert. Dans le rayon "psychanalyse", j'ai vu plein de bouquins de lui. Je ne savais pas qu'il était connu, "une star" comme m'a dit plus tard un copain mathématicien et lacanien.
Mon analyse a commencé le jeudi 15 octobre 1998.
Moins de deux ans après, le 1er septembre 2000, j'étais prof stagiaire dans un lycée du 9-3.
C’est le travail avec Pommier qui a rendu ça possible et ce n’était pas rien parce que ça me donnait une liberté qui ruinait tous les discours sur moi. J’ai déjoué là la suffisance médicale, la passion criminelle maternelle et l’indifférence de mon père.
La suite fut dans le sillage de tout cela. C’est un pont-aux-ânes d’analysant que de l'énoncer mais Pommier m’a sauvé la vie pour y devenir sujet. Sujet maudit mais sujet.
Il y aura 25 ans en octobre que tout cela a commencé. Je n’ai pas de peine classique. Même si, hier, apprendre sa mort m’a fait un choc terrible. Mais pas très longtemps.
Je ressens à la fois un vide mais un vide plein en quelque sorte. Le travail analytique avec Gérard Pommier a été accompli. J'ai cessé d'être en analyse avec lui quand le transfert a mis fin à une relation d'analysant à analyste. Je ne sais si c’est clair. Mon analyste - en vérité, Pommier est mon analyste comme Utrillo à Stains mon lycée comme prof - n’est hélas plus là pour que je lui dise.
Ma psychanalyste actuelle, de la Clinique lacanienne (comme Pommier donc), m'a dit il y a quelques semaines que Pommier m'aimait beaucoup. "Ah bon ? Mais comment savez-vous ça ?, il a plein de patients !
- Parce qu'il me l'a dit !".
Ça m'a évidemment intimement touché même si je n'ai pas été surpris. Pour mon analyste, j'avais déjoué la Loi par ma survie contre le dogme médical. "Admirable", m'a-t-il dit souvent, ajoutant une fois "Même si je sais que vous n'aimez pas que je vous le dise".
(Quand, avant d'être encore une fois repoussée, la maladie est revenue, j'ai échangé des textos depuis l'hôpital avec Pommier. "Vous vous en sortirez ; vous l'avez déjà fait", me dit-il en substance, avec, en pleine nuit, ce message "Je suis né en 1941 d'une mère juive". Gérard Pommier, arrière-petit-fils d'un grand rabbin d'Odessa, était un Mensch).
C'est une chose étrange et précieuse, la psychanalyse. Il faut la défendre.
Elle change la vie.

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