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Billet de blog 11 février 2021

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Les data scientists : un réseau de neurones sinon rien

Chez Transacteo, éditeur de logiciels, on peut côtoyer des "data scientists", ces fameux ingénieurs vedettes de la start-up nation chère à Macron. Un jour, Benoît, responsable produit, se met en tête de les solliciter pour réaliser une nouvelle fonction. Il ne va pas être déçu du voyage.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Chez Transacteo, éditeur de solutions informatiques pour les agents immobiliers, on rencontre des individus de différentes espèces : des personnes en charge de définir les fonctionnalités, comme Benoît, des informaticiens, comme Carine, et des commerciaux, comme Tristan. Dans un des recoins de l’entreprise, on trouve une espèce un peu spéciale, et particulièrement en vue depuis quelques années : les data scientists.

"Data scientists" : encore un terme barbare, en anglais, qui pourrait laisser penser qu’il s’agit d’un nouveau métier. Point du tout. On les appelait différemment il y a 40 ans, mais ils existaient tout autant : on parlait alors de statisticiens et d’économètres.

Voici donc Émilie, digne représentante des « data scientists », titre qu’elle arbore avec fierté. Émilie est sérieuse, et dispose d’un solide bagage scientifique. Comme ses collègues des autres équipes, elle est assez attentive aux questions de périmètre, quoique pour des raisons assez différentes. Elle aussi a la procrastination chevillée au corps, mais il y a autre chose. Dans son ethos de data scientist, il est impératif d'améliorer constamment son CV. Il faut qu’elle puisse y écrire qu’elle a travaillé sur les dernières technologies à la mode, en utilisant de vrais concepts de data scientists pur jus.

Un jour, Benoît, responsable produit, la sollicite pour mettre en place une fonctionnalité, pour laquelle un peu de recherche sera nécessaire. L’idée est la suivante : une personne aisée, possédant plusieurs bien immobiliers, a pour projet de vendre l’un d’entre eux, et l’agent immobilier, utilisateur des solutions de Transacteo, souhaite l’aider à anticiper les impôts qu’elle aura à payer.

Émilie fait aussitôt remarquer à Benoît que, malgré la difficulté technique, on ne peut utiliser de machine learning, de réseaux de neurones, de chatbot ou d’intelligence artificelle pour répondre à son besoin. Elle peut sans doute réaliser le travail demandé, mais ce serait du gâchis, car elle dispose de compétences exclusives, qui permettent de bâtir le futur de l’humanité, et qui seraient bien mal utilisées sur le projet de Benoît.

Puisque Benoît insiste, Émilie veut bien faire un effort. Mais avant d’accepter, il faut encore qu’elle vérifie un point : le langage informatique à utiliser doit impérativement être le dernier à la mode, sinon c’est inacceptable. Les langages des data scientists évoluent constamment : de "SAS" dans les années 2000, à "R" dans les années 2010, puis "Python" aujourd’hui, et Dieu sait quoi demain.

Manque de bol pour Benoît, la partie d’Iridium, le système interne de Transacteo, sur laquelle Émilie interviendrait, est codée en R. Émilie fait la moue, et demande à Benoît de se mettre à sa place : « Comment je vais expliquer aux recruteurs qu'en 2021, j’ai fait du R !! Alors que tous mes homologues manient le Python et le Spark avec une maîtrise sans faille ! ».

Benoît est un peu décontenancé : il croyait jusqu’ici que le bon ingénieur, ce n’est pas celui qui a le bon marteau, mais celui qui sait mobiliser le bon outil selon le contexte. Tout cela est bien beau, mais il n’a pas pris en compte l’environnement dans lequel évoluent Émilie et ses confrères et consœurs. Au cours des 20 dernières années, les prix de l’immobilier ont fortement augmenté dans les grandes villes françaises. Pour maintenir son pouvoir d’achat immobilier, Émilie est en permanence en négociation salariale avec son employeur. Cela nécessite de brandir sans relâche la menace du départ de l’entreprise. Et pour que cette menace soit crédible, il faut que son CV soit alléchant.

Conséquence de quoi Émilie ne reste que quelques années dans les entreprises pour lesquelles elle travaille. Une logique destructrice pour Transacteo : les démissions en série entraînent des pertes de connaissance, et les choix techniques sont parasités par des considérations qui n’ont rien à voir avec l’intérêt des projets. Par exemple, Émilie milite activement pour la création d’un "datalake". C’est dans l’intérêt de l’entreprise, dit-elle : cela facilitera le recrutement de data scientists, attirés par les nouvelles technos !

La boucle est bouclée : des nouvelles technos sont intégrées, pour attirer des data scientists, qui convaincront à leur tour d’intégrer plus de nouvelles technos, pour attirer d’autres data scientists, qui seront partis avant que les projets ne se terminent.

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