Benoît, cadre en entreprise, l’a répété assez souvent pour que tout le monde soit au courant : il est « débordé ».
A ce stade, il n’a pas de raison de penser que quiconque le conteste, mais il se méfie. Il vaut mieux assurer ses arrières, et ne pas laisser le poison du doute s’installer chez ses collègues. C’est pour cela que Benoît ne fait pas que dire qu’il est débordé : il est important que, en plus, il se montre comme tel.
Cela tombe bien, parce que le monde moderne lui offre des possibilités infinies de remplir son agenda. Emails, téléphone, messageries, réunions : il est facile de mettre en scène un quotidien saturé de sollicitations. Mais, me direz-vous, une réunion, ça peut être dangereux. Benoît pourrait se voir attribuer un travail, ne serait-ce que la rédaction du compte-rendu. En théorie, c’est juste. En pratique, les réunions sont fréquentées par des collègues tout aussi débordistes que Benoît. Il y a donc rarement d’ordre du jour de plus de trois mots, de support de présentation, ou de compte-rendu.
Je vous imagine me lire : « Haha ces articles sont intéressants et caustiques, mais on voit bien que c’est une caricature assez grossière ». Il y a assurément une dimension parodique dans ces chroniques. Mais, sur cette question des réunions, je me permets d’insister : la très large majorité des réunions auxquelles je participe n’ont pas d’ordre du jour structuré, ni de support, et ne font pas l’objet d’un compte-rendu.
Je dois dire que, sur ce point, ce n’est pas ma description qui est caricaturale, mais bien la réalité du quotidien des cadres du privé.
Et c’est tout à l’avantage de Benoît. Puisque rien n’est écrit, il ne faut pas plus de trois semaines pour que l’ensemble des participants aient oublié les discussions occasionnées par la réunion. Un mois après tout au plus, ils peuvent refaire la réunion, et avoir les mêmes discussions.
C’est une des clés de voûte du débordisme : les sujets s’ajoutent les uns aux autres, comme les sédiments sur le lit d’une rivière, mais ils n’en partent jamais. Même si vous démarrez avec une liste de tâches vide, il ne vous faudra que 6 mois pour arriver à la situation de Benoît, qui bascule de réunion en réunion, toujours sur les mêmes problèmes.