Depuis le 26 janvier 2024, la Cour internationale de Justice (CIJ) a jugé plausibles les droits des Palestiniens de Gaza à être protégés contre un génocide et a ordonné à Israël de prévenir les actes prohibés par la Convention de 1948, de réprimer l’incitation et d’assurer l’aide humanitaire ; le 28 mars, la Cour a renforcé ces mesures, et le 24 mai elle a exigé la cessation immédiate de l’offensive à Rafah et l’ouverture des points d’entrée d’aide, ancrant l’obligation de prévention pour les États parties. Depuis, chaque licence d’exportation, chaque transit, chaque prestation de maintenance autorisés par des capitales européennes s’inscrivent dans un contexte juridiquement qualifié : celui d’un risque de génocide constaté par la plus haute juridiction internationale [1].
Le bilan humain n’est plus une série statistique mais un acte d’accusation. Au 4 septembre 2025, selon le ministère de la Santé de Gaza – chiffre repris par l’ONU (OCHA) et par l’Associated Press – plus de 64 000 Palestiniens avaient été tués, tandis que des milliers de corps demeurent ensevelis sous les décombres. En Cisjordanie, les rapports des agences onusiennes comptabilisent environ 1 000 Palestiniens tués depuis le 7 octobre 2023 [2][3][3bis].
Qui arme Israël : l’architecture matérielle de la complicité
La dépendance d’Israël à ses soutiens extérieurs est documentée sans ambiguïté. Selon le SIPRI (Stockholm International Peace Research Institute), sur la période 2020–2024, 66 % des importations d’armements majeurs d’Israël proviennent des États-Unis et 33 % de l’Allemagne ; tous les autres fournisseurs, y compris la France, pèsent marginalement. Cette répartition fait de Berlin non pas un partenaire secondaire, mais le second pilier de la puissance militaire israélienne, avec un rôle qualitatif central : sous-marins Dolphin, frégates Sa’ar 6 et torpilles livrés par l’industrie allemande structurent l’appareil naval israélien, pendant que les livraisons américaines (F-35, bombes guidées, blindés) assurent la supériorité aérienne [4].
L’Allemagne : l’autorisation en connaissance de cause
En 2023, le ministère fédéral allemand de l’Économie a approuvé des exportations d’armement vers Israël pour 326,5 millions d’euros, soit près de dix fois plus qu’en 2022 ; en 2024, après les ordonnances de la Cour internationale de Justice (CIJ), les licences ont encore atteint 161 millions d’euros [5][6]. Le débat ouvert devant la CIJ par Nicaragua c. Allemagne (30 avril 2024) n’a pas abouti à des mesures conservatoires, mais la Cour a rappelé la portée des obligations, rendant visible la ligne de responsabilité qui entoure tout État qui, après le 26 janvier 2024, continue d’autoriser des transferts [7].
La France : le choix des composants offensifs et du double usage
La France revendique des volumes modestes ; leur nature suffit pourtant à établir la participation. En 2024, les prises de commandes françaises à l’exportation ont atteint 21,6 milliards d’euros, dont 27,1 millions vers Israël [8]. En 2023, les livraisons à Israël s’élevaient à 30,1 millions d’euros [9], avec 19,9 millions de prises de commandes dont environ 18 millions en ML4 (bombes, missiles, composants) [10]. À cela s’ajoutent près de 192 millions d’euros de biens à double usage [11]. La part française est faible en volume mais décisive qualitativement : une seule carte électronique insérée dans une munition guidée peut suffire à produire des effets meurtriers disproportionnés. C’est précisément pour ce type de participation qualitative que le Traité sur le commerce des armes (TCA) et la Position commune de l’UE obligent les États à refuser l’autorisation d’exporter des armes lorsqu’il existe un risque clair qu’elles soient utilisées pour commettre de graves violations du droit international.
Le droit applicable : interdictions nettes, devoirs positifs
Trois corps de règles convergent et ne laissent aux États européens aucune marge discrétionnaire. La Convention sur le génocide (1948) punit la complicité [12]. Le TCA interdit tout transfert si l’État sait que les armes serviront à commettre un génocide et impose de refuser s’il subsiste un risque prépondérant [13]. La Position commune 2008/944/PESC exige le refus de tout commerce d'armes en cas de risque clair d’usage pour des violations graves du Droit international humanitaire (DIH) [14]. Au regard des faits notoires – ordonnances de la CIJ, bilans de l’ONU, signaux convergents des mécanismes humanitaires – le droit ne tolère plus l’octroi de licences, il l’interdit.
Les fissures : quand juges et exécutifs appliquent la règle
Aux Pays-Bas, la Cour d’appel de La Haye a ordonné le 12 février 2024 à l’État de cesser l’exportation et le transit de pièces de F-35 vers Israël [15][16]. En Belgique, le 17 juillet 2025, le tribunal de première instance de Bruxelles a interdit le transit d’armes via Anvers [17][18]. En Espagne, les autorités ont gelé les exportations dès octobre 2023, puis annulé en avril 2025 une commande de munitions, et en juin 2025 un contrat SPIKE de 285 millions [19][20][21]. En Italie, le ministre Crosetto a confirmé en mars 2024 qu’aucune nouvelle licence n’était délivrée depuis le 7 octobre 2023, tout en reconnaissant l’exécution d’anciens contrats [22][23][24]. Les experts de l’ONU, dès février 2024, avaient averti : « Les exportations d'armes vers Israël doivent cesser immédiatement » [25][26][27]. Ces décisions, discontinues et partielles, montrent que l’outil juridique existe et fonctionne quand il est saisi.
Conclusion : couper les flux, juger, condamner
Les faits sont établis. Les règles internationales sont claires. La jurisprudence existe. Et l’intention de l’Europe est visible : persister malgré les ordonnances et les bilans. Il n’y a plus d’alibi.
Mesures immédiates :
• Embargo européen total et immédiat sur exportations, transits et biens à double usage vers Israël ; réexamen rétroactif de toutes les licences délivrées après le 26 janvier 2024.
• Recours judiciaires systématiques devant les juridictions nationales pour suspendre et annuler les licences en vigueur.
• Publication mensuelle exhaustive des livraisons et licences, avec détail par catégorie et double usage.
• Ouverture d’enquêtes pénales pour complicité là où des flux ont persisté malgré les ordonnances de la CIJ.
• Saisine coordonnée des mécanismes internationaux afin d’établir la chaîne de causalité entre autorisations européennes et crimes commis à Gaza et en Cisjordanie.
Le reste – communiqués, euphémismes ou atermoiements – n’est plus du silence : c’est de la couverture. Il faut couper les flux et juger les manquements. Il faut condamner.
Notes
[1] CIJ, ordonnances des 26 janv., 28 mars et 24 mai 2024 (Rafah : cessation immédiate ; obligations de prévention et d’aide). https://www.icj-cij.org/node/203447
[2] Bilan Gaza : AP (4 sept. 2025, 64 231 morts MoH), OCHA sitreps fin août–début sept. 2025 (62 895 à 63 746), mention des disparus sous les décombres. https://www.ochaopt.org/content/humanitarian-situation-update-319-gaza-strip
[3] Cisjordanie : UNRWA/OCHA, ? 995 tués (7 oct. 2023–4 août 2025). https://www.unrwa.org/resources/reports/unrwa-situation-report-183-situation-gaza-strip-and-west-bank-including-east-jerusalem
[3 bis] "Les décès par défaut d’évacuation et par manque de soins ne sont pas pris en compte dans le bilan officiel des victimes, pas plus que les morts du fait des épidémies, de la faim, de la soif et des multiples plaies qui accablent une population plongée dans des conditions infrahumaines", J. P Filiu, Le Monde, 07 septembre 2025.
[4] SIPRI, Trends in International Arms Transfers 2024 (FS, 10 mars 2025) : 66 % USA / 33 % Allemagne (2020–2024) et détail des systèmes navals allemands. https://www.sipri.org/sites/default/files/2025-03/fs_2503_at_2024_0.pdf
[5] Allemagne 2023 : 326,5 M€ d’autorisations (données BMWK reprises par Reuters). https://www.reuters.com/world/germany-has-stopped-approving-war-weapons-exports-israel-source-says-2024-09-18/
[6] Allemagne 2024 : 161 M€ d’autorisations (Reuters, 18 déc. 2024). https://www.reuters.com/world/europe/germany-doubles-arms-exports-ukraine-halves-them-israel-2024-2024-12-18/
[7] CIJ, Nicaragua c. Allemagne, ordonnance du 30 avril 2024 : mesures refusées, examen du fond maintenu.
[8] Médiapart, Pierre Januel, « Ventes d’armes : le boom des exportations françaises, y compris vers Israël », 4 septembre 2025. https://www.mediapart.fr/journal/international/040925/ventes-d-armes-le-boom-des-exportations-francaises-y-compris-vers-israel
[9] France 2023 : 30,1 M€ de livraisons (Rapport au Parlement 2024, reprises Mediapart/France24). https://www.mediapart.fr/journal/international/030924/opacite-sur-les-millions-d-euros-d-armes-francaises-livrees-israel
[10] France 2023 : 19,9 M€ de prises de commandes dont ? 18 M€ en ML4 (Sénat, réponses 2024–2025). https://www.senat.fr/questions/base/2025/qSEQ250504403.html
[11] Biens à double usage : ? 192 M€ vers Israël en 2023 (analyses 2025 fondées sur douanes et données publiques). https://ujfp.org/IMG/2025/06/Cooperation-France-Israel-web.pdf
[12] Convention sur le génocide, art. III(e) ; CIJ, Bosnie c. Serbie (2007).
[13] TCA, art. 6(3) et 7. https://thearmstradetreaty.org/treaty-text.html?templateId=209884&
[14] Position commune 2008/944/PESC, critère 2 (risque clair). https://eur-lex.europa.eu/eli/compos/2008/944/oj/eng
[15] Cour d’appel de La Haye, 12 fév. 2024 (F-35). https://www.rechtspraak.nl/Organisatie-en-contact/Organisatie/Gerechtshoven/Gerechtshof-Den-Haag/Nieuws/Paginas/The-Netherlands-has-to-stop-the-export-of-F-35-fighter-jet-parts-to-Israel.aspx
[16] AP, 12 juil. 2024 (exécution en attendant pourvoi). https://apnews.com/article/netherlands-f35-israel-jets-ban-8b879c71115246aa16946a7597504c54
[17] Tribunal de première instance de Bruxelles, 17 juil. 2025 (transit Anvers). https://www.euronews.com/my-europe/2025/08/07/belgian-court-rules-flanders-government-should-stop-transit-of-military-equipment-to-israe
[18] WorldECR/Euronews : portée de la décision belge. https://www.worldecr.com/news/belgian-court-orders-halt-to-israeli-weapons-shipments-via-antwerp-port/
[19] Espagne : gel des exportations (depuis oct. 2023) ; annulation de marchés de munitions (avril 2025). https://www.theguardian.com/world/2025/apr/24/spain-scraps-arms-order-from-israeli-company-after-outcry
[20] Espagne : annulation du contrat SPIKE (? 285 M€, juin 2025). https://apnews.com/article/spain-israel-missile-contract-cancellation-441fb6373134b4c28e068e05c59ee537
[21] Reuters/Guardian (oct. 2024–avril 2025) : détails sur les annulations et le gel. https://www.reuters.com/business/aerospace-defense/spain-cancels-purchase-police-ammunition-israeli-firm-2024-10-29/
[22] Italie : déclarations Crosetto (mars 2024) ; analyses OPAL 2025. https://apnews.com/article/spain-israel-missile-contract-cancellation-441fb6373134b4c28e068e05c59ee537
[23] AP (juin 2025) : confirmation officielle SPIKE. https://apnews.com/article/spain-israel-missile-contract-cancellation-441fb6373134b4c28e068e05c59ee537
[24] Reuters (mars 2024) : expéditions italiennes au titre de licences antérieures. https://www.reuters.com/world/europe/italy-arms-exports-israel-continued-despite-block-minister-says-2024-03-14/
[25] OHCHR (23 fév. 2024) : « Arms exports to Israel must stop immediately ».
[26] OHCHR (20 juin 2024) : États/entreprises avertis.
[27] Conseil des droits de l’homme (avril 2024) : appel à cesser ventes/expéditions.