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Billet de blog 16 juin 2023

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Entre deux mers, 6

Où Christiane Taubira fait face aux questions de jeunes Girondins, et où La Réole commémore une histoire de la traite et de l'esclavage qui a aussi marqué l'arrière pays bordelais.

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La Réole se réveille au printemps. Chaque week-end cumule les événements, concerts, ouvertures de lieu, rencontres, spectacles. Si ce n'est pas comparable à l'offre vertigineuse d'une métropole, c'est suffisant pour placer devant des choix multiples et permettre de butiner d'un lieu à un autre.

Parmi les manifestations de mai, il y a eu, deux semaines durant, le travail effectué par l'association Mémoires et Partages autour du Temps des Mémoires le 10 mai.. Si Bordeaux est enfin en train de sortir d'un long déni du passé colonial et esclavagiste auquel la ville doit en très grande partie son enrichissement au XVIIIème siècle, et a vu nombre d'événements pour rappeler ce passé, c'est la première fois qu'une ville du Sud Gironde participe à cette commémoration.

C'est dû notamment à l'engagement et l'énergie d'une enseignante et élue municipale, Camille Estournes, que la cité a vu un programme dense et varié entre le 6 et le 15 mai. Projection-débat avec Aurélie Bambuck, auteure et cinéaste, concert, exposition, table ronde... et cerise ultime sur un gâteau goûteux, la visite discrète de Christiane Taubira venue dialoguer avec des lycéens et collégiens.

Des visages d'un passé occulté

Dans les couloirs du superbe Prieuré qui abrite la mairie, une série de panneaux présente les Noirs et métis illustres passés par Bordeaux. Cela va de Brisset Montbrun de Pomarède, qui, après des études à Bordeaux, prit la tête de la première Révolution noire, à la suite de laquelle Saint-Domingue devient Haïti, à Placide Louverture, fils de Toussaint, en passant par Marie-Louise Charles, ou Paul Lafargue (oui, oui, le gendre de Marx),  dit "le premier socialiste noir"!

Illustration 1
Edmond Dédé, l'une des figures du Bordeaux noir montrées au Prieuré
Illustration 2
Brisset MOntbrun de Pomarède, autre figure

Ils étaient 5000 à Bordeaux au XVIIIème siècle, précise Jean-Eric Francœur, historien, l'un des deux intervenants de la table ronde "La présence noire, de Bordeaux à La Réole au XIXème siècle", avec Jean-Pierre Lefevre, auteur du livre "Les révoltes populaires en Aquitaine".  L'impact de la colonisation et de l'esclavage sur la richesse bordelaise se faisait aussi ressentir dans l'arrière pays. Inlassable militant pour la reconnaissance du passé négrier de la capitale girondine, fondateur de Mémoires et partage, et élu régional, Karfa Diallo enfonce les clous sur l'importance d'un commerce colonial dont l'arrière pays ressentait aussi les effets: l'indigo et le sucre s'échangeaient contre le vin, la laine et les poteries produites en Gironde. Bon nombre de commerçants coloniaux possédaient d'ailleurs des propriétés dans la campagne girondine.

Le débat a permis de mettre en lumière un singulier épisode réolais de cette histoire: la révolte de soldats noirs enrôlés dans la "Compagnie des gens de couleurs", sous la houlette des Frères Faucher, généraux républicains puis bonapartistes. En 1815,  ce ces soldats privés de solde depuis plusieurs mois se sont insurgé contre le pouvoir royal ont réquisitionné les biens des royalistes de plusieurs villages alentours. Ce n'est pas le moindre des paradoxes que des soldats noirs se soient battus pour l'Empire qui avait rétabli l'esclavage. "Mais, explique Jean-Philippe Francœur, c'était dans le contexte des Cent jours et d'une Restauration très dure, et les troupes bonapartistes comptaient bon nombre de républicains voyant en Napoléon leur seul recours".

La création en éclaireuse de mémoires

Le travail de mémoire a aussi pour objet de désamorcer les incompréhensions du présent. À cet égard, le dialogue entre Aurélie Bambuck, descendante d'esclaves, et Axelle Balguerie, descendantes de négociants, est remarquable. Parties ensemble aux Antilles, les deux femmes y ont exploré la part de leurs ancêtres dans une histoire tragique, qui pourrait les opposer mais les rassemble dans une quête de mémoire. Cette histoire est racontée dans le documentaire d'Aurélie Bambuck, Sur la trace de nos ancêtres esclaves et négociants.

Illustration 3
Performance de Jean-Michel Achiary à l'Avant Poste

La création est aussi venue télescoper la mémoire avec le brunch musical rassemblant Cheikh Tijaan Sow, Jean- Michel Achiary, Jean-Marie Laquitaine et Nicola Raghoonauth: un frottement improvisé de musiciens, danseurs, textes avec l'histoire.

et Christine vint...

C'était une visite restée discrète, à l'intention des seuls lycéens et collégiens de La Réole. Mais même dans la discrétion Christiane Taubira attire la lumière autant qu'elle éclaire les esprits. Elle a déployé à l'attention des jeunes Réolais tout son pouvoir d'éloquence et sa capacité de séduction. ("Mais d'où vous vient ce charisme"? demande l'une d'eux.)

Illustration 4
Christiane Taubira face aux lycéens de La Réole

Le sourire est aussi éclatant que le propos est grave. Face à des jeunes aux questions remarquablement travaillées et pertinentes, les argumentées et incisives. La loi sur la reconnaissance de l'esclavage comme crime contre l'humanité? "Si on ignore la traite et l'esclavage, on ne comprend rien au monde d'où l'on vient. " Et qu'on ne lui oppose pas, comme ce fut le cas lors des débats au Parlement, le "contexte" ou "l'époque": Il n'est à aucun moment légitime et normal de transformer un être humain en "bien meuble", comme le fait le Code Noir, et à toutes les époques, il s'est trouvé des gens pour protester! Quelque soit la période, l'esclavage et la traite sont des crimes contre l'humanité."

Usant de tout son charme et ses dons d'éloquence, elle en profite pour décocher quelques flèches et ne feint pas la modestie. "Le grand débat lancé par le président? "Un one man show". Et quand on lui demande comment elle a fait pour supporter la violence des attaques lancées au moment du mariage pour tous, elle déclare crânement: "J'ai décidé il y a quelques années que j'étais invincible. Je n'allais pas leur montrer qu'ils me blessaient".

Elle lance aussi l'alarme, sur "une société qui recule, trop installée dans l'acceptation des inégalités et de la perte des libertés".

L'assurance et la démonstration de charisme se doublent d'une vraie bienveillance. À l'une des adolescentes émue aux larmes au moment de prendre la parole, elle lance: "C'est un cadeau que tu viens de nous faire!" . Et quitte ses jeunes interlocuteurs sur une exhortation: "Prenez des responsabilités, pensez-vous en tant que génération!" C'est l'effet de génération qui transforme le monde".

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