Une douzaine de directeurs de théâtres, de lieux et de festivals ont cru bon de publier dans Le Monde un éloge de la politique culturelle parisienne dans un style révérencieux que l'on eut cru réservé aux odes à Ben Ali, ainsi qu'un vibrant appel au maintien de Christophe Girard au poste d'adjoint à la culture de Delanoë. Pourquoi tant de zèle?
Disons le tout de go, la liste des signataires choque. Bien sûr, on y relève le nom d'un ancien collaborateur de Christophe Girard, Guillaume Descamps, et l'inévitable Jean-Michel Ribes, infatigable VRP de sa personne. Nul ne s'étonnera d'y voir les patrons de la Gaité Lyrique, du 104, du Théâtre de la Ville, du Théâtre Monfort, des Nuits Blanches, de la Maison des Métallos même si l'on crut un moment Philippe Mourrat capable d'esprit critique. Quand à François Grosjean, directeur du Grand Parquet, bel équipement mobile qui fait un travail de proximité apprécié dans le quartier Stalingrad/ La Chapelle (XVIIIème arrondissement), il ne fut pourtant pas toujours des mieux traités par la mairie centrale. Son relogement aux jardins d'Éole vaut-il allégeance?
C'est bien le mot qui convient, à lire cette tribune qui pourrait illustrer la définition de "vassalité" dans le petit Robert, tristement révélatrice des moeurs féodales qui régissent le monde de la culture. Tous les signataires sont des obligés et winners de la politique culturelle de Bertrand Delanoë. Cela ne retire rien à leurs qualités intrinsèques (que l'on appréciera différemment pour chacun), ni au travail qu'ils effectuent dans leurs établissements. Mais cette missive renvoie clairement à leur dépendance au suzerain menacé dans son fief.
Car suite à l'arrivée de Dominique Bertinotti, maire du IV ème arrondissement de Paris, au gouvernement, Christophe Girard doit la remplacer à la tête sa mairie, comme le prévoit la loi. Ce qui est normalement incompatible avec sa fonction d'adjoint à la mairie centrale.Il a demandé à Bertrand Delanoë une exception à cette règle jusqu'en 2014. Et voilà pourquoi les dévoués serviteurs se mobilisent "spontanément"... (On constatera avec amusement qu'une politique culturelle "exemplaire" s'accommode d'un cumul de fonctions anormal. Les mauvaises langues ajouteraient qu'avec son poste de directeur de la stratégie à LVMH, cela fait beaucoup..)
L'ennui, c'est que même les signataires ne croient pas à ce qu'ils écrivent, pour les plus lucides au moins (d'autres, victimes de l'idéologie de la concurrence libre et non faussée qui fait aussi ses ravages dans la culture, croient ne devoir leur poste qu'à leur excellence.)
Car si la politique culturelle de Paris est exemplaire, c'est de toutes les tentations d'instrumentalisation qui guettent les maires d'une grande ville: obsession des équipements au détriment des équipes, concurrence du rayonnement, priorité donnée à l'événementiel et au prestige sur le travail de fond.
Nuançons. La politique culturelle parisienne ne se réduit pas à la Nuit blanche, aux établissements dirigés par les signataires; elle eut des lumières d'ingéniosité en confiant le poussiéreux carré Monfort à l'équipe des Arts Sauts ou en créant le Grand Parquet. Elle a sa part d'invisible loin des sunlights avec l'excellent boulot du réseau de bibliothèques- hélas peu soutenu. Elle put faire preuve d'audace, au moins dans le premier mandat, avec la légalisation – au prix de la normalisation parfois – de certains squats, ou la place nouvelle donnée aux arts de la rue... Mais depuis quelques mois, elle avance dans une direction uniforme: l'écrasement des anciens lieux par les nouveaux, du tiers état de la culture par ses grands féodaux, et des artistes et acteurs engagés par les managers. La soumission aux exigences d'un marketing culturel auxquels on soumet même ce qui devrait relever du service public. Et la priorité donnée à la "culture de capitale" sur la culture dans la ville (même si le Grand Parquet, et dans une moindre mesure, le Monfort et les Métallos sont l'exception qui confirme la règle).
La logique à l'oeuvre est d'une banalité consternante. Comme tout nouvel élu, Bertrand Delanoë a voulu imposer sa marque, visible. Cela passe toujours par l'obsession du bâti. Rénovation du 104, dont on connut les vicissitudes et qui s'il trouve son rythme de croisière et conquiert un public a toujours quelque peu de mal à s'imposer dans son quartier populaire (était-il judicieux de créer un équipement de cette taille et de ce coût si près de la Villette?) Rénovation de la Maison des Métallos, Trois baudets ressuscités, Gaité lyrique dédiée aux arts numériques après une gestion de plus chaotiques... Ajoutons une manifestation à grand succès comme les Nuits blanches et nous avons les deux mamelles de la culture Girard/ Delanoë: nouveaux équipements "visibles" et événementiel.
Fabriquer du prestige a un coût... matériel et moral. Outre les dépenses d'investissement, un lieu exige un budget de fonctionnement(1)... et surtout, des objectifs et du sens. On ne reviendra pas par charité sur les désastres de la première équipe du 104. Après une phase d'augmentation forte des budgets culturels(2) (ce dont on ne peut que se féliciter), le maire de Paris a décidé de les plafonner en fin de mandat. Or, les gros équipements sont dans une logique implacable d'augmentation des dépenses, ne serait-ce que par l'application des conventions collectives; il va donc falloir, dans la logique populaire, déshabiller Pierre pour habiller Paul.
L'ennui, c'est que Pierre, en l'occurrence, c'est le pauvre. C'est le Lavoir moderne parisien, sacrifié après 35 ans d'action artistique passionnante et rebelle à laGoutte d'or. C'est le Théâtre Paris-Villette, - mieux loti, certes que bon nom nombre de "tiers lieux", mais bénéficiant d'une aura nationale pour la qualité et l'audace de sa programmation, et qui n'a aucune assurance pour son financement à partir de 2013. C'est La Forge de Belleville, ancien squat dont on évince l'association TRACES, par la calamiteuse procédure des appels d'offres toujours profitable aux habiles ficeleurs de dossiers, et où l'on parachute l'équipe du Point éphémère, plus connue pour son flair immobilier que son souci des artistes et du public. Et le projet aussi pharaonique que dispensable de la Philharmonie (alors que le public de la musique classique se réduit comme peau de chagrin) risque de ne pas arranger les choses.
Pire: cette logique d'équipements gourmands en moyens de fonctionnement s'accompagne d'une dilution même de la notion de bien commun et de service public. Les grands équipements tels que le 104 et la Gaité lyrique sont tenus à des obligations de résultats drastiques en matière de financement privé. Or chacun sait que loin de l'image du mécène romantique et désintéressé, les entreprises qui abondent aux budgets des établissements culturels ne le font que par souci de leur communication. L'argent va systématiquement à ceux qui ont ont déjà, aptes à fournir un retour sur investissement d'image. Sans parler du mélange des genres qui voit un Patrick Zelnik, PDG de la maison de disques Naïve aux pratiques sociales douteuses et fervent lobbyiste pro-Hadopi, présider la Gaité lyrique avec le représentant du Troisième Pôle, agence omniprésente d'"ingénierie culturelle" (ces excroissances parasitaires du monde de l'art qu'il serait de salubrité publique d'éradiquer). Ou Philippe Lemoine, PDG des Galeries Lafayette, présider des débats "sociétaux" au Théâtre du Rond-point financé par ailleurs par une filiale de la FIMALAC présidée par le trés sarkozyste Marc Ladreit de Lacharrière, patron entre autres de l'agence Fitch...
Au fait, ce public, que l'on ne traite même plus en usager, mais en client, qu'en pense-t-il? Il est peu charitable de comparer la douzaine de soutiens (prestigieux certes) de l'adjoint à la Culture des quelques 3000 signataires des soutiens au Lavoir moderne parisien et 6000 au Paris-Villette.
Car bon nombre de Parisiens se soucient d'une authentique diversité culturelle réellement menacée à Paris: celle des théâtres d'arrondissement (tiens, qu'est devenu le rapport de Bernard Faivre d'Arcier qui constatait que la Ville les laissait vivoter?), des lieux atypiques tels que la Maison d'Europe et d'Orient ou l'Avant-rue, des cafés rocks harcelés par la maréchaussée...
Les zélateurs zélés de Christophe Girard n'ont d'ailleurs pas daigné soutenir leurs confrères, à une exception près (François Grosjean): confraternité et solidarité s'arrêtent là où commencent l'intérêt bien compris et la concurrence libre et non faussée. Ils rendent le pire service qui soit aux artistes et aux acteurs culturels. Au moment où le populisme ravageur s'en prend aux "artistes officiels", aux "copinages", aux "connivences", leur déférence conforte cette image. Pour le plus grand profit de ceux qui ne rêvent que de laisser l'art à la main invisible du marché.
Dommage d'ajouter ainsi la lâcheté à la flagornerie. Nul n'est obligé, bien sûr, de mordre la main qui le nourrit... ni de se couvrir de ridicule en la léchant avec autant de servilité.
P.S/ Toutes mes excuses aux lecteurs qui ont lu une première édition incomplète et mal corrigée de ce billet. Les fonctionnalités des blogs Médiapart ne permettent pas de corriger des brouillons et me l'ont fait publier trop tôt.
P.S. 2 Il va de soi que ce billet n'engage que son auteur et non la revue Cassandre/Horschamp dont elle est l'ancienne rédactrice en chef.
1.Précisons toutefois que les budgets des différents établissements dirigés par les signataires sont trés disparates, par exemple entre 9,5 millions d'euros pour la Gaité lyrique (dont 4, 5 millions d'euros de subvention de la Ville), 2, 6 euros pour la Maison des Métallos (75% de subventions) , 1, 3 million pour le Monfort (900000 euros de subvention de la Ville).
2. Le budget consacré à la culture par la Ville de Paris est, en pourcentage, inférieur au moins de moitié à celui de grandes viles telles que Nantes ou Lille.