Anna Filipova : Un des principaux mécanismes de la psyché soviétique que vous décrivez dans votre livre est le fait d’ « être vnye » [« extérieur » en russe, ou « en suspension »]. En théorie, le fait d’ « être vnye » permet de résister au discours autoritaire, à la propagande. Jusqu'au 24 février 2022, de nombreux citoyens russes estimaient que la propagande n'était pas efficace dans la mesure où elle était trop grossière. Pourquoi les Russes n’ont-ils pas été protégés du fait de leur expérience soviétique passée, d’avoir été « vnye » ?
Alexei Yurchak : L'idée que vous venez de décrire est plus adaptée à des concepts tels que l'évasion ou l'émigration interne. « Etre vnye », ce n'est pas exactement cela. L'écrasante majorité des Soviétiques a continué d’étudier dans les écoles, de travailler dans les entreprises soviétiques et de vivre comme des Soviétiques tout à fait normaux. Mais, en même temps, la plupart pratiquaient à un certain degré le principe du « vnye » – c'est-à-dire que, tout en prenant part aux institutions, aux pratiques, aux rituels et aux déclarations politiques du système, ils les ont interprétés dans leur vie d'une manière imperceptiblement différente de celle prévue par l'état. Ainsi, à la fin de la période soviétique, la plupart des Soviétiques vivaient simultanément à l'intérieur et à l'extérieur du système politique. Cela ne signifie pas qu'ils ne se souciaient pas de l'idéologie soviétique ou qu'ils ne la vivaient que comme un bruit de fond. Pas du tout. De nombreuses valeurs socialistes, qui s’affichaient dans la rhétorique politique de l'état, étaient partagées, en principe, par beaucoup : par exemple, le mépris de l'argent et du gain matériel.
AF : Les citoyens russes de la « classe créative » sont souvent « épinglés » pour leur collaboration avec l'état : qui a reçu quelles subventions ? pourquoi le ministère de la Culture est-il crédité au générique de fin des films d'Andreï Zviaguintsev ? etc. Beaucoup ont tenté de faire des choses méritantes au sein du système, et beaucoup y sont parvenus. Tous ceux qui ont travaillé avec des institutions étatiques ont-ils adopté le principe du « vnye » à un certain degré ?
AY : En réalité, l'idéologie étatique n'a pas été aussi unilatérale. Il existe de nombreuses façons de concevoir ce qu'est la Russie, certaines étant en parfaite conformité avec la rhétorique de l'état ou étant financées par celui-ci. Et il y a un certain nombre de personnes au sein de l'état qui ont pu adopter une position plus libérale à ce sujet – notamment dans les domaines des arts et de l'éducation. Si vous considérez le monde académique, dont je suis plus proche, des universités d'excellence relativement indépendantes existent depuis de nombreuses années – par exemple, l'Université européenne à Saint-Pétersbourg ou l’École des hautes études en sciences économiques. Une flopée de périodiques sont apparus, des maisons d'édition, de nouvelles librairies et des plateformes de conférences publiques de qualité. Dans une certaine mesure, ces espaces peuvent être considérés comme fonctionnant sur le principe du « vnye » : l'état les soutient d'une manière ou d'une autre et parfois les subventionne directement.
Cela a donc contribué à l'émergence de nouvelles significations, pratiques et attitudes qui ne sont pas toujours conformes à l'idéologie étatique. En fait, l'expérience généralisée du « vnye » en Union soviétique – la possibilité d'une existence symbiotique avec l'état, de recevoir un soutien étatique tout en faisant simultanément des choses qui vont à l'encontre de ses objectifs idéologiques – s’est avérée profitable au cours des 20 dernières années. Mais ce parallèle avec le système soviétique et le principe soviétique du « vnye » ne fonctionne qu’en partie. Après tout, contrairement à l'URSS, la Russie post-soviétique n'a pas connu de contrôle totalitaire (du moins jusqu'à récemment). Il avait une presse relativement indépendante, bien que limitée, des universités privées, des groupes politiques d'opposition, le mouvement Memorial, etc. On a assisté à de nombreuses initiatives et activités progressistes, de gauche ou, tout simplement, démocratiques. Celles-ci étaient bien entendu étroitement contenues par l'état, mais elles existaient. De nombreuses manifestations ont été organisées dans tout le pays pour diverses causes, l'organisation de Navalny avait des bureaux régionaux dans plusieurs villes, etc.
Je dis cela pour souligner que le fait d’ « être vnye » (du moins au sens où je l’entends) implique un contexte de contrôle totalitaire. « Etre vnye » permet de rester officiellement loyal au système – puisque dans une situation totalitaire, c'est la seule façon. Mais, en termes de signification, cela permet de créer un monde imperceptiblement différent, tout en déformant sans cesse le contenu idéologique du monde totalitaire de l'intérieur.
Pour en revenir à la situation actuelle, il ne fait aucun doute qu'il y a eu un basculement vers un contrôle totalitaire, bien qu’il n'ait pas encore été entièrement achevé. Les médias indépendants en Russie ont été muselés, de nouvelles lois désastreuses sur la désinformation ont été rendues, etc. Il sera désormais moins facile de s'engager dans des projets qui ont existé pendant des années ou d'organiser des expositions qui étaient autorisées jusqu'à récemment. Les librairies indépendantes continueront d'exister, mais il leur sera probablement impossible de vendre certains livres ou d'organiser des rencontres avec les lecteurs.
AF : Aujourd'hui, de nombreuses personnes qui ont travaillé avec l'état se demandent si elles en ont fait assez ou si elles ont au contraire « collaboré » avec le régime.
AY : Je crois qu'il est inexact de qualifier ces personnes de collaborateurs. Ils ont fait tout ce qu'il fallait. De fait, il y a eu beaucoup d'activités en Russie qui ne cadraient pas avec la position générale du régime. Le changement le plus important concerne la réduction progressive par le régime de ces espaces, où de larges groupes de personnes pouvaient s'organiser ensemble. Aujourd'hui, il y a un très grand nombre de personnes qui ne soutiennent pas le régime mais qui ne se sont pas non plus rendus aux urnes depuis des années.
Sans surprise, le régime a entrepris d’éliminer à la hâte les capacités indépendantes d'auto-organisation tout en supprimant ce qui restait de la presse indépendante et en sévissant sur Internet. Il est clair que ces mesures ont pour seul objectif d'empêcher les gens de se fédérer, qu’il y ait entre eux une communauté de vues, de désirs et un langage politique commun. Sans organisation publique de ce type, le travail collectif est impossible.
AF : Mais en même temps, on trouve des exemples très forts d'organisation horizontale sur les médias sociaux. Prenez, par exemple, la Résistance féministe anti-guerre, qui s’organise autour d’une structure horizontale décentralisée.
AY : Bien sûr, beaucoup de choses de ce genre vont émerger.
AF : Pensez-vous que l'état va perdre la bataille contre l'auto-organisation horizontale ?
AY : Tout d'abord, l'état cherche naturellement à imposer des restrictions sur Internet. Ils ont même cherché à bloquer l'utilisation des VPN. D'un point de vue technologique, il est difficilement possible de tout interdire. Mais, bien entendu, moins de gens auront accès à des sources d'information indépendantes – et pendant ce temps-là, la propagande de masse sur les chaînes de télévision se poursuivra.
Je crois que le principal problème du régime désormais n’est pas celui de l'organisation horizontale des citoyens sur Internet, quoique cela soit important, mais le fait que la guerre en Ukraine a totalement contrecarré les plans du régime. Cela pourrait en principe entraîner des changements au sommet du pouvoir, dans les milieux qui exercent une influence politique et financière. Une situation pourrait se produire qui ressemblerait, à certains égards, aux dernières années de l'Union soviétique. À l'époque, les changements avaient commencé par le haut ; rien ne se serait produit sans les réformes venues d'en haut.
Lorsque Gorbatchev annonce la glasnost et la perestroïka, son intention est de libéraliser le socialisme, pas d’en finir avec le système socialiste et l'Union soviétique. De fait, ce sont pourtant précisément les réformes démocratiques qui aboutiront à l'effondrement du système soviétique. Cela s'est produit parce qu’à l'époque, le système avait muté de manière considérable et il était prêt à s'effondrer, pourvu qu’on tapât au bon endroit. A l’intérieur du système, cependant, il était impossible d'appréhender le degré de cette mutation interne. Gorbatchev savait bien peu de choses du système qu’il tentait de réformer et de son inclination interne à se transformer. Je crois que quelque chose d'analogue pourrait se produire aujourd’hui. Lorsque les réformes commenceront à être mises en œuvre au sommet de l’état – et elles le seront, car il n’est pas possible que cette guerre se termine « en victoire » –, alors le régime s'effondrera. Comment et quand cela se passera-t-il exactement ? C'est difficile à dire. Mais l'histoire récente nous apprend que de tels changements se produisent de manière soudaine et inattendue.
AF : Qu'est-ce qui vous fait croire cela ? Ne verrons-nous pas sortir du bois une nouvelle Nina Andreïeva [militante politique soviétique et russe qui s’était illustrée à l’époque par sa défense de l’orthodoxie soviétique et sa critique des réformes menées par Gorbatchev, dans un essai intitulé « Je ne peux pas abandonner les principes »], qui n’entend pas renoncer à ses principes, et qui sera soutenu pas beaucoup d’autres ?
AY : Il y aura probablement des gens comme Nina Andreïeva, mais, comme dans les années de la perestroïka, ils seront en minorité. Pourquoi ? Parce qu'à l'heure actuelle, la majorité de ceux qui semblent soutenir l'ordre existant ne prennent pas véritablement une position active en faveur du régime. Les gens soutiennent le système, non pas à travers un engagement profond envers ses valeurs, mais parce qu'ils perçoivent les autorités actuelles comme absolues et inamovibles. Et donc, la seule façon de gérer cette situation est d'apporter un soutien passif et de prendre ses distances. Cependant, dès lors que les autorités et la propagande ne seront plus perçues comme inébranlables, ce soutien s'avérera éphémère. Lorsque les changements commenceront à se manifester, il n'y aura pas beaucoup de gens pour descendre dans la rue sous la bannière « Je ne peux pas abandonner les principes » du poutinisme.
On nous parle souvent des sondages d'opinion, selon lesquels la plupart des citoyens russes soutiendraient les autorités et la guerre. Comme l'ont fait remarquer de nombreux commentateurs, ces enquêtes ne nous apprennent pas grand-chose car les gens les perçoivent comme un canal de communication direct avec un état répressif, et ils craignent tout naturellement de se compromettre en n’exprimant pas leur soutien à celui-ci.
Mais je crois qu'il y a un autre fait, plus important encore, à savoir que la majorité des personnes sollicitées dans ces enquêtes refusent de répondre. On demande à quelqu'un : « soutenez-vous la guerre ? », et celui-ci ne répond pas. Depuis le début de la guerre, cette majorité de « refusants » augmente de jour en jour. Pourquoi ? Il s’agit d’une manière de rompre la relation avec la réalité, de refuser de se prononcer dans les termes que le système impose. L’augmentation de cette tendance correspond à l’augmentation du « vnye ».
C'est exactement ce qui s’est produit dans l'histoire soviétique. Beaucoup de gens ont participé aux institutions et aux pratiques idéologiques du système : elles se rendaient aux manifestations, participaient aux élections, adhéraient à un syndicat ou au Komsomol, etc. Il s'agissait de personnes pleinement soviétiques, qui percevaient le système comme immuable. Or, lorsque les réformes de la perestroïka ont été proclamées, il s’est trouvé qu'un grand nombre d'entre eux étaient prêts à s’engager dans ce nouveau processus politique, auquel ils ne s'attendaient pas et auquel ils n'avaient jamais cru jusqu'alors. Les gens se sont mis à lire, écouter, regarder et à discuter de nouveaux sujets critiques. Leur attitude à l'égard de la réalité qui les entourait a changé. Et cela s'est produit de manière incroyablement soudaine. Autrement dit, les gens étaient implicitement prêts pour le changement, même s'ils n’auraient jamais pu le deviner.
AF : De toute évidence, la Russie n'a pas encore accepté qu'elle est un empire. À l'heure actuelle, cela n'est même pas reconnu grammaticalement dans la langue russe : les gens se disputent encore pour savoir s’il faut dire « na Ukraine » [« dans l’Ukraine », qui sous-entend que l’Ukraine est une région russe] ou « v Ukraine » [« en Ukraine », qui sous-entend que l’Ukraine est un pays indépendant]. Beaucoup refusent d’admettre que la Russie ait jamais été ou soit encore aujourd’hui un état colonial.
AY : Il ne fait aucun doute que de nombreux éléments de colonialisme étaient présents dans les relations entre RSFSR-URSS et républiques de l'Union. Des éléments colonialistes se manifestent effectivement dans les relations avec l'Ukraine, et surtout dans les relations avec l'Asie centrale, le Caucase et les Etats baltes. Mais nous ne devons pas négliger un autre aspect de ces relations, à savoir que l'anticolonialisme était au cœur du projet socialiste. Cette idée de l'anticolonialisme n'était pas une propagande vide de sens ; elle était, dans diverses incarnations du projet soviétique, sincère et réelle. Il est inexact de réduire le projet soviétique à quelque chose d'analogue au colonialisme britannique, espagnol ou français. Il s’agit là d’une singularité de l’état soviétique : des éléments du colonialisme et de l’anticolonialisme étaient paradoxalement entremêlés, et, par moments, l'Union soviétique a mené une politique sincèrement anticoloniale tout en utilisant les méthodes du colonialisme.
La Russie a moins besoin d'un procès du passé ou d’un rituel de « repentance générale », comme le disent certains, que d'un débat public ouvert sur la décolonisation de notre histoire : quel est notre passé ? quel est notre héritage ? quels ont été les effets tant positifs que négatifs ? comment la commémorer ? quelle a été la nature des relations de l'Union soviétique avec les autres républiques ? comment fonctionne le système autoritaire de Poutine ? etc.
AF : La Russie dispose-t-elle des ressources académiques nécessaires pour mener cette décolonisation en interne ?
AY : Il est nécessaire d'utiliser l'expérience intellectuelle de différents pays. C'est extrêmement important. Par exemple, ce travail a été réalisé avec succès sur un passé particulièrement difficile par la Commission de la vérité et de la réconciliation en Afrique du Sud.
Nous disposons de ressources intellectuelles considérables en Russie et à travers la diaspora. Un très grand nombre de livres importants ont été traduits depuis des années à partir de langues diverses. Dans le monde universitaire, dans les sciences humaines et sociales, de nombreux jeunes gens brillants ont été formés en Russie et à l'étranger. Il y a là un grand potentiel. Nous disposons de nombreuses associations politiques et groupes militants, rompus à la discussion et au débat. Nous avons nos propres mouvements : plateformes LGBTQ, féministes et pro-féministes, démocrates de tous bords, etc. Si le contexte politique change – et il changera – alors il me semble que toute cette expérience et ce savoir-faire seront avidement recherchés. J'espère que nous n'aurons pas à attendre trop longtemps.
AF : On a le sentiment que plusieurs pays postcoloniaux éprouvent encore de la sympathie pour la Russie, inspiré d’un amour inconditionnel pour l'URSS.
AY : Ce n'est tellement pas une question d'inconditionnalité. Plus important encore est le fait que l'impérialisme russe d'aujourd'hui se constitue en opposition avec l'impérialisme américain, et puisque ce dernier est une réalité très concrète, vécue comme une violence par de nombreuses personnes dans le monde, les gens peuvent éprouver une certaine sympathie pour le régime russe. Cela ne signifie pas pour autant que l'impérialisme de Poutine soit bon et qu’il soit favorable au développement et à la libération du monde postcolonial.
AF : Ne peut-on pas considérer que la restauration du « monde russe » [russkiy mir] et la défense des populations russophones sont des idées fixes du régime actuel, au même titre que l'idée soviétique de construire un avenir communiste ?
AY : Il y a eu un moment où l'idée du « monde russe » aurait pu devenir un projet positif. Mais ce moment a été manqué. Tout dépend des critères utilisés pour définir le « monde russe ». Des critères pernicieux ont été choisis : primo, le « monde russe » est défini par la langue parlée dans une certaine région du monde (en d'autres termes, cela se résume au monde russophone) ; et secundo, tous les russophones sont « notre » peuple. Or, il s’agit d’une définition restrictive et contradictoire.
Prenez l'exemple de l'Ukraine. Un très grand nombre de personnes en Ukraine utilisent le russe dans leurs interactions quotidiennes : certains ont le russe comme langue maternelle ; d'autres le parlent relativement couramment ; et d'autres, enfin, le comprennent. En même temps, la majorité d'entre eux parlent couramment ukrainien, passant souvent d'une langue à l'autre en fonction du contexte ou de leur interlocuteur. Pour les Ukrainiens, connaître et faire usage du russe ne signifie pas qu'ils considèrent intuitivement le russe comme la seule langue d’origine ou qu'ils s'associent automatiquement à la Russie ou à l'espace culturel russe.
Une langue ne peut pas être, de manière générale, la propriété de quelqu'un ni appartenir à un groupe ou à un état. Et le fait qu'une personne parle couramment une langue ne signifie pas nécessairement qu'elle la ressent comme la sienne. Les aristocrates de Saint-Pétersbourg, qui intéressaient Tolstoï dans La guerre et la paix, parlaient mieux le français que le russe, qu’ils considéraient cependant comme leur langue maternelle.
La politique russe, y compris celle du « monde russe », a amené un nombre croissant de russophones vivant en Ukraine à considérer l'ukrainien comme leur langue d’origine. Ceux-ci ne sont pas disposés à faire partie du « monde russe » aux conditions qui leur sont proposées.
Le projet de « monde russe » ne pourra jamais se réaliser à travers l'empire, en proclamant que la Russie constitue le centre exclusif et le dépositaire unique de la « russité ». Une telle politique culturelle et linguistique suscite le rejet. Le « monde russe » aurait dû être construit autour de la reconnaissance et du respect des différents types de russité, y compris des différentes variantes de la langue russe et des différentes manières de s'identifier par la langue.
AF : Vous avez écrit un article sur Lénine et la nature sacrée de sa dépouille. Pour quelle raison pensez-vous que Poutine présente Lénine comme le fondateur de l'état ukrainien dans son discours d'avant-guerre ? Pourquoi Lénine en particulier est-il devenu l'objet des critiques de Poutine ?
AY : Poutine a toujours été contre le projet soviétique. C'est un politicien antisoviétique. L'impérialisme qu'il prêche n'a rien à voir avec l'Union soviétique ou l'idéologie communiste.
AF : Que dire alors de la remarque de Poutine : « Celui qui ne regrette pas l'Union soviétique n'a pas de cœur, [celui qui souhaite son retour n'a pas de tête] » ?
AY : Cette remarque a une tout autre signification pour lui. Le fait est qu'un très grand nombre de personnes (nos compatriotes, nos proches et nos anciens) ont vécu en Union soviétique. Le sens de leur vie était enraciné dans le soviétisme, dans la réalité soviétique. Pour beaucoup, notamment pour les personnes âgées, la répudiation totale du projet soviétique signifiait que leur vie semblait avoir été vécue en vain. Mais pour un impérialiste comme Poutine, cette tragédie a une connotation quelque peu différente. Pour lui, c'est la perte d'un vaste espace commun, d'un grand objectif fédérateur, d'un statut de leader mondial que beaucoup s'efforcent d'atteindre.
Pour lui, ce qui est important n'est pas la dimension communiste du passé soviétique – qu’il traite avec mépris – mais le rôle qu’a pu jouer par l'URSS en tant que leader mondial. Le fait que Poutine vive l'effondrement de l'URSS comme une tragédie ne signifie nullement qu'il souhaite revenir à une société communiste ni qu'il s'intéresse aux idées léninistes.
Pourquoi attaque-t-il spécifiquement Lénine dans ses propos sur l'Ukraine ? Parce que Lénine a insisté sur le fait que les nations possèdent un droit à l'autodétermination. L'une des idées centrales dans la création de l'état soviétique était que les peuples s’y joignaient librement et avaient le droit de le quitter librement. Bien entendu, dans la pratique, le retrait librement consenti de l'Union était une fiction idéologique. Si l'Ukraine avait déclaré : « Nous nous retirons de l'Union », il s’en serait suivi une répression féroce et des accusations de nationalisme. Mais le principe de la souveraineté de chaque nation était cependant inscrit dans la Loi fondamentale.
En outre, suivant le principe de l'autodétermination nationale, les bolcheviks ont artificiellement créé de nombreuses nationalités et territoires nationaux. Dans la vallée de Ferghana, en Asie centrale, des ethnographes officiels ont découpé le territoire et tracé des frontières là où il n’y en avait pas auparavant. Comme il était impossible, dans la pratique, de quitter l'Union, les territoires étaient échangés entre voisins sans trop de problèmes. Néanmoins, vers la fin de la perestroïka, lorsque l'URSS a commencé à se désagréger, le droit à la souveraineté, autrefois fictif, s’est soudainement mis à fonctionner comme un mécanisme effectif de retrait de l'Union.
Arrivé à ce point, si l’on suit la logique de Poutine, Lénine s’était rendu coupable d’un double crime : premièrement, son idée abstraite du droit des nations à l'autodétermination avait finalement conduit à leur retrait effectif de l'Union ; deuxièmement, l'approche bolchevique – à travers laquelle des nations et des territoires furent créés de manière aléatoire et, parfois, avait incorporé d’anciens territoires des peuples voisins – avait fait que ces territoires étaient finalement devenus de nouveaux états indépendants.
Pourquoi la dépouille de Lénine n'a-t-elle pas été retiré du mausolée ? Ce n'est pas parce que Lénine est cher à Poutine, mais parce qu’il ne veut pas prendre une décision qui serait perçue, tant en Russie qu’à l’étranger, comme l’aveu que l'histoire soviétique a été une aberration. Il est rationnel de ne pas toucher au corps de Lénine. Néanmoins, lorsqu'on aborde cette histoire aujourd'hui, il est possible de donner à ce corps des significations nouvelles. C’est souvent ce qui arrive avec des monuments problématiques. Par exemple, on pourrait proposer de transformer le mausolée en un musée national de l'histoire soviétique, avec ses réalisations et ses crimes, ses espoirs et ses déceptions. La dépouille de Lénine y serait à sa place – après tout, toute l'histoire paradoxale de l'URSS converge vers lui.
AF : Nombreux sont ceux qui considèrent la crise actuelle, non pas simplement comme une crise des idées et des politiciens de droite, mais comme une crise de l'ensemble du modèle capitaliste. Les changements à venir vont-ils mettre en branle, non seulement la restructuration du pouvoir vertical, mais aussi celle du système ?
AY : Je crois qu’il y a incontestablement une revendication d’un besoin de justice et de solidarité, qui a fait défaut pendant longtemps. La société russe contemporaine, comme la société américaine, est marquée par une polarisation sans précédent, où une minorité se taille la part du lion des ressources nationales. Il s’agit d’une situation extrêmement antidémocratique. La société russe exige une transformation sociale qu'on pourrait dire de gauche, mais qu'on pourrait aussi qualifier plus précisément de démocratique au sens large.
Sans doute, les élites financières et politiques de l'Occident portent en partie la responsabilité d’avoir permis l’ascension du régime de Poutine. Leur avidité a contribué à l'émergence d'une classe d'oligarques de l'état poutinien. Ils ont fait affaires avec Poutine, multipliant leurs propres fortunes ainsi que la sienne, ont acheté son gaz et son pétrole, lui ont vendu des biens immobiliers de luxe et des clubs de football, et ont conservé son argent dans des banques et sur des comptes offshore. Ils ont contribué à créer les conditions qui ont provoqué la naissance de ce régime dictatorial et ont continué de l’entretenir même lorsque la nature cannibale du régime ne faisait plus aucun doute. Certes, Poutine et son cercle restreint porte en grande partie la responsabilité de ce qui se passe aujourd’hui, de cette guerre, mais les élites occidentales ont joué le jeu de Poutine pendant bien trop longtemps, tout en s’enrichissant par la même occasion.
AF : Alors, est-ce que cela va durer toujours ou est-ce que cela va finir ?
AY : Il me semble de plus en plus, qu'après une période relativement courte, peut-être moins d'une décennie, le système en Russie va complètement changer (du moins je veux l'espérer). Il est impossible que le système ne change pas – une bonne partie de celui-ci n’est déjà plus en état de marche. La guerre a pris presque tout le monde par surprise, même ceux proches du pouvoir. Dans un tel système, il est difficile d'imaginer une révolution qui viendrait d'en bas ; je ne crois pas que cela se produira. En revanche, lorsque les réformes viendront d'en haut, on s’apercevra bientôt que des masses immenses étaient prêtes pour les accueillir. La tâche consistera alors à rendre la Russie à elle-même et au monde. Je pense que beaucoup de personnes participeront avec enthousiasme à ce processus, même s’il est difficile pour eux d'imaginer aujourd’hui qu’une telle chose puisse survenir. Mais c'était ainsi pendant les dernières années de l'Union soviétique : personne ne s'attendait à des changements, et pourtant il s'est trouvé que tout le monde était prêt pour les accueillir.
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Traduction de l'anglais d'un entretien avec Alexei Yurchak, professeur d'anthropologie à l’Université de Californie (Berkeley) et auteur de Everything Was Forever, Until It Was No More: The Last Soviet Generation. Le texte original est paru le 10 mai 2022 dans Meduza et est disponible au lien suivant : https://meduza.io/en/feature/2022/05/10/it-s-impossible-for-the-system-not-to-change.