Agrandissement : Illustration 1
Depuis la fenêtre l’exubérance des jours à bras le corps. La vanité du monde semble rétrécie à peau de chagrin. L’inconnu y demeure roi. Au cœur de cette grange désuète constellée de toiles d’araignée, sur un pan de mur ce planisphère terrestre aux contours estompés par l’égratignure des temps. Premier prix d’épopée scolaire, école primaire, âge tendre, culottes courtes, lacets défaits, cheveux ébouriffés. Des décennies entières à contempler la grandeur de l’Univers et à rêver vaguement de lointaines contrées à l’autre bout de ce monde de papier. Fougueuse euphorie.
À ce jour Nils n’a toujours pas osé s’aventurer bien plus loin que l’orée du bois de ce hameau à l’écart des va-et-vient d'où il a percé le mystère de la vie. Depuis des lustres qu’il vagabonde dans sa tête, pieds et mains liés, repoussant sans cesse l’échéance à plus tard, aux lendemains qui s’abîment dans les affres du quotidien. Face à l’encombre des jours le temps a filé malgré lui, mais ses rêves les plus insensés sont demeurés intacts, figés dans le fourmillement de son imaginaire aux prises avec la flottaison des équinoxes.
Agrandissement : Illustration 2
Partir, mais où bien pouvoir s’en aller ? Là bas au prisme du lointain dans les traînées de l’horizon qui se fondent dans le camaïeu du bleu des mers du Sud ? Ou bien de ce côté ci, aux antipodes des continents gelés et des terres givrées où dérivent les colosses de glace arrachés à la banquise ? Et pourquoi pas dans l’immensité des déserts arides, à la croisée des méharées dans le silence du chant des dunes.
Confusément, tout autour de lui l’ordinaire des jours sans surprise. À se résoudre de ne prendre le moindre risque, difficile de s’imposer vagabond du jour au lendemain. Il allait devoir encore attendre un peu parce que quelque chose allait se passer et qu’il guettait avec appréhension ce moment.
Échoués au bord des continents les paysages se bousculent à tue-tête sans qu’il ne puisse en épingler un seul, il s’entend dévoiler tout haut cette entrave persistante dont il peine tant à se défaire. À l’aplomb de l’infini des cieux se mêlent les souvenirs de songes avortés autour d’un halo de brouillard. Chimères éparses, chevelure à la renverse.
Agrandissement : Illustration 3
Filer, fuir, déguerpir, partir, s‘éclipser, s’esquiver, s’envoler, s’abandonner entre errance et déshérence. Raisons multiples, multiples déraisons. Voyager, franchir des hauteurs, soulever des montagnes, braver ses propres démons, sortir de sa zone de confort, s’expatrier au delà de soi, explorer bien plus loin que le bout de son nez, dépasser les limites de l’entendement, s’affranchir de promesses contenues dans l’air du matin, autant de piètres atermoiements que de fientes d’étourneaux confusément précipitées.
Difficile de se mettre en route, de s’extraire du confort des vieilles habitudes, de tout quitter, de tout plaquer, de renoncer, de s’abandonner, soi. Et puis comment partir, comment s’en aller au travers du dédale de ces chemins inconnus dont on peine à percevoir le dénouement. Pourquoi à tout prix affronter l’inconnu posté à l’autre bout de la porte ?
Remisée dans les entrailles de l’ancienne grange, la guimbarde de ses embardées juvéniles somnole à l’abri des curieux, campée sur ses quatre roues bien à plat. À fleur de sa vielle carcasse flétrie, de larges ecchymoses de rouille, stigmates des lustres d’antan. De ses gros yeux globuleux perle une larme de nostalgie. La mythique 2 CV fourgonnette ne semble plus que lointain souvenir au bord de la débâcle. Pas question de l’embarquer dans cette équipée sauvage à la conquête des murmures d’un monde surgi du néant.
À travers la mansarde étroite se déploie la nébuleuse de la nuit. De l’autre bord de l’obscurité l’aventure épique et son souffle exigu dans le silence du renouveau. Des lieux dont les souvenirs sont comme des naufrages pétrifiés dans chacun des écueils de sa mémoire agrippée à ce bout de terre suspendu, immobile et vigilent. À perte de vue cet écheveau de routes qui cavalent au galop vers les confins falots.
Lui qui a si longtemps cru échapper au vent qui courbe les échines et détourne les regards vers le grand large. Là bas son nouvel eldorado, encore en friches. Par ici, plus rien qui ne bouge. Un dernier soupir achève de le débarrasser de chacun de ces lambeaux de songes. Mettre un peu d’ordre dans ce vaste dessein et attendre que le ciel lacère les lumières. Juste le premier pas.