Le plus grand ami que le destin ait mis un jour sur mon chemin ressemblait à ce grand frère imaginaire qui m’avait accompagné de longues années durant. De manière inopinée, sans le savoir vraiment il avait comblé ces instants de rêverie solitaire estampillés du sceau de l’innocence enfantine. Ensemble le chemin semblait bien moins escarpé, à l’abri de ces vents contraires que parfois plus rien n’arrête. " Toi le frère que je n’ai jamais eu…"
Je lui avais fait part de mon intention de nous revoir après cette première rencontre fortuite. Sur un bout de papier chiffonné il avait griffonné son adresse sans me donner plus d’explications. Aux premières lueurs de la nuit chacun avait repris son chemin, la musique résonnait encore dans nos têtes, ivres de l’effervescence de cette soirée au son des platines.
Ce n’était pas tellement pour rien que le hasard s’en était mêlé, venant me bousculer dans mes retranchements habituels. Une des copines du groupe me l’avait présenté, elle savait que notre point commun était cette grande ville à trois départements de notre terroir local où chacun besognait son émancipation. Nous étions deux déracinés en mal de province. Ineffable quête de liberté.
J’avais un peu imaginé la suite sans trop tirer de plan sur la comète. Pris en tenaille entre doutes et contradictions, tant bien que mal j’essayais de réprimer cet enthousiasme soudain pour cette entente cordiale d’un soir. Pourquoi était ce donc si compliqué de se confronter à la frilosité des rapports humains? Dans mon tourbillon de pensées absconses je marmonnais en boucle cette phrase de Balzac : « Mais il y a aussi, j'aime à le croire, certaines âmes qui se sentent et s'apprécient d'un seul jet. »
Je faisais le tour de la petite cité ouvrière à l’orée de ce petit bois aux allures de forêt. Semblables à un gigantesque jeu de Lego, tous les immeubles se ressemblaient au point de se confondre jusqu’à s'y morfondre. Je ne connaissais que trop ces ambiances moroses de territoires désenchantés. En quête de ce fil d'Ariane je trouvais enfin le nom de son bâtiment.
Nez à nez avec les boites aux lettres sans nom à demi éventrées, ne connaissant ni le numéro d’appartement ni l’étage me voilà résolu à frapper à chacune des portes. Derrière les murs de carton pâte résonnait à tue-tête la musique décapante et déjantée de Franck Zappa. C'était bien là, je ne pouvais pas me tromper! Il m'en aura fallu des lustres pour m'immerger dans cet embrouillamini sonore.
Il était vêtu d’une longue chemise blanche de grand-père et d’un jean usé jusqu’à la corde. Il portait un foulard de couleur parme qui scindait ses épaules. Ses cheveux détachés lui prêtaient l’allure gracieuse d’un grand fauve. En un clin d’œil nous nous sommes reconnus comme si nous nous étions quitté la veille. Entre temps il s’était passé quelques semaines de procrastination. On ne se refait pas si facilement.
J’avais demandé à mon étoile fétiche de décocher un vœu. Bien qu’un ciel d’encre traînassait sa grisaille locale au-dessus de nos têtes, rien ne pouvait entamer cet engouement propice à bavarder sous la tonnelle de ce bistrot de quartier. Tandis qu’à l’intérieur les habitués se réchauffaient à grands coups de café brûlant, en terrasse nous sirotions des pintes de gueuze lambic. L’amertume de la Mort Subite belge scellait là cette indéfectible amitié que nul ne saurait ternir.
Partout et nulle part, il m’a conduit jusqu’au bout de ses bacchanales, bousculant chez moi l'ordre établi. Sans pour autant qu'il me le demande je l’aurai suivi jusqu'au bout de son monde. Ensemble nous avons fait plusieurs bouts de chemin. Mille fois nous sommes perdus, mille fois pour mieux nous retrouver. Au terme de multiples tracas de jeunesse nous avions retrouvé nos pénates, terres de racines ancestrales. Les années ont filé sans que l’on se rende bien compte de la prodigalité des temps. Les décennies ont suivi le pas jusqu’à nous faire toucher du doigt la fragilité des instants partagés. Il était mon alter égo, cet autre moi-même, l’éclat de mon ombre. À présent il voyage en solitaire, vers de lointains rivages inconnus. Au bord de l’horizon, dans le bruissement des nuages, le ressac fredonne son nom...