Surgi des griffes de la nuit, la rame stoppe sa course folle au pied de la station. C’est l’heure de pointe et comme à l’accoutumée le quai est bondé. Dans un vacarme tonitruant les portes s’ouvrent gueule béante avalant en un clin d’œil la cohue urbaine. Aussitôt dit, aussitôt fait, les ouvertures se referment d’un coup sec. Le convoi disparaît englouti dans la pénombre, l’affluence d’un instant laissant place à ce vide sidéral.
Quelques papiers négligés à même le parterre souillé, un vagabond sans étoiles couché sur un vulgaire bout de carton et dans un recoin isolé à la merci du souffle glacial, un paquet encombrant abandonné à la merci d’un coup du sort. Etourderie, négligence, ou bien acte manqué ? Dans l’anonymat le plus complet, le temps passe aussi vite que les quidams à la sauvette.
« Des plombes que je poireaute là en attendant qu’il ne revienne me tirer d’affaire. Assez d’attendre et d’espérer un miracle, cette fois-ci c’est bien décidé, c’est moi qui prends la poudre d’escampette. C’est maintenant ou jamais, à moi la liberté. Voici venu le temps de m’émanciper, de vivre en grand ma vie, format cinémascope, les yeux rivés sur les étoiles.
Vu ma taille de guêpe étriquée et mon tour de hanches somptueusement galbé, ma sculpture aux courbes corsetées devraient faire tourner la tête à bien d’écervelés ! Même qu’au Capitole le chef d’orchestre n’a d’yeux que pour moi. Mam’zelle Gibson qu’il me chuchote en catimini, vu mes rondeurs aguicheuses c‘est d’un brin flatteur. Avec sa queue de pie et son nœud pap’s il est vraiment trop chou, lui qui mène son petit monde à la baguette. Quel maestro ! Un vrai virtuose. J’vous raconte pas combien les autres sont jalouses de ma plastique de rêve.
À moi robes satinées, fuseaux de soie, excentricités mondaines, caprices de mode, strass et paillettes, peoples et mondanités, bijoux et rivières de diamant, podiums et défilés. Tout en haut à la Une des magazines, mannequin je serai ! Saint Laurent, Dior, Lagerfeld, J.P. Gaultier, tout ce beau monde à mes pieds. Enfin façon dire, parce que de ce côté là j’ai comme qui dirait…un petit truc en plus, que je me garde bien de vous révéler. Ah quelle belle vie de Coco !
Brisant l’épaisseur du silence une nouvelle rame s’arrête à quai. Tout ébouriffé, un archet à la main, un jeune homme en panique se précipite vers l’escalier de service, scrutant les moindres recoins de la station désertée à cette heure ci. Tout à coup tous les muscles de son visage crispé se relâchent. Quand il l’aperçoit du coin de l’œil son cœur swingue ce fougueux amour de l’autre. La voilà qui somnole bien tranquillement à l’abri des regards indiscrets. L’atmosphère s’emplit de quelques bribes de musique. À peine si elle semble contrariée. Et pourtant.
« Pardon, je t’avais oubliée… »