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Il convient à chacun d'apprécier ces brefs instants où déceler l'oraison d'une quiétude à peine effleurée. Sans compter sur le toupet caractéristique de quelques individus prompts à toute impertinence immodérée. Certains voyages réservent parfois des surprises qui ne récoltent aucun sourire en retour.
Cahin-caha le petit tortillard s'ébroue à son gré au détour de vastes étendues en rase campagne. Bribes de paysages bucoliques arpentés sous l'éloge de la lenteur. Point de folle allure, juste apprécier avec précaution la fugue du temps. Immuable carapace d’indifférence.
— Billets s’il vous plaît !!
— … Pardon ?
Levant le nez de son précieux ouvrage littéraire qui la tient en haleine, de pied en cap voilà qu’elle détaille scrupuleusement la silhouette de cet importun qui siège bruyamment face à elle sur la banquette de moleskine. Aucun autre passager dans ce wagon de tête désespérément vacant. Elle qui avait volontiers choisi de voyager dans un compartiment 1 ° classe pour s’assurer une tranquillité escomptée, là voilà bien contrariée par cette mauvaise posture. Aucune échappatoire possible.
— Excusez cette prompte maladresse bien chère demoiselle, je cherchais là un prétexte afin d’engager la conversation avec vous, histoire de meubler la longueur du trajet qui s’offre à nous. Plus de deux heures à partager en votre agréable compagnie, un bonheur dont je me délecte de chaque instant à vos côtés.
— Vous auriez très pu choisir de vous taire et de simplement vous contenter de profiter de cette sérénité au plus profond de la nature. Le silence y somnole à foison. Bel exemple à suivre.
— S’eût été dommage de passer ce voyage sans pouvoir échanger avec vous quelques propos agréables. Les rapports humains ne sont-ils point la panacée des sentiments ?
— Sachez bien que le silence me convient fort bien et que je n’ai point pour habitude de converser avec des inconnus de votre acabit. Je vous vois venir de bien loin avec vos gros sabots et votre langage fleuri fleurant bon la cambrouse et les tas de fumiers.
Malgré quelques vaines tentatives de reprendre le fil de sa lecture, l’insistance du rustre en mâle de compagnie se fait plus que prégnante. Face à une telle hardiesse à briser la glace coûte que coûte la vanité se confond mal à propos sous de faux airs d’impudence.
—Comme vous avez tort, le temps passera bien plus vite en votre aimable compagnie. Ce n’est pas tous les jours que l’on se trouve en tête à tête avec si jolie brin de fille. Vous voilà si radieuse que ce compartiment prend des allures champêtres. Pour un peu je me sentirais presque l’âme d’un poète.
— Mais ne vous méprenez point, la vôtre m’est imposée par ce billet numéroté. Sachez bien, monsieur, que je ne l’ai point choisi. Votre toupet dépasse un tantinet les bornes. Un peu de retenue tout de même, que je sache nous n’avons pas gardé les cochons ensemble. Quant à votre fruste poésie, l’embarras des mots s’éparpille dans ce malaise diffus que vous efforcez de contenir.
— Allons donc belle dame, ne vous offusquez point de la sorte. Prenons le temps de nous connaître un peu mieux et d’apprécier nos différences, la glace est faite pour être rompue. Vous, moi, ici, ensemble réunis au cœur de ce même logis. Tout de même!
— Vous êtes toujours aussi cavalier dans votre façon d’aborder les inconnus, surtout de la gente féminine ? Sous votre fausse politesse se cache cette ombrageuse arrogance, incurable gaucherie des hommes de votre espèce toujours prêts à se vautrer corps et âme dans la fange des oripeaux, le semblant de cervelle à hauteur de ceinture.
— Je vous fais grâce de vos propos, votre présence ici est un véritable don du ciel. Même dans les rêves les plus audacieux je n’aurais jamais imaginé pareille candeur divine à pâlir d’insouciance.
— Quant à la vôtre, c’est plutôt une épine dans le pied !
— Comme vous y allez fort, je ne saurais vous être désagréable. Votre parfum est si capiteux que je m’enivre de votre infinie douceur.
— On ne peut pas en dire autant de votre haleine putride aux relents de hareng saur. Quant à votre allure gauche de rustre palefrenier, vos bottes crottées, vos mains calleuses, vos ongles longs noircis de crasse, votre visage bouffi par les vapeurs d’alcool, vos cheveux ébouriffés, votre bouche édentée, votre nez crochu, votre verrue proéminente cernée de points noirs, votre ventre ventripotent, rien de plus infâme que cette vue exécrable que vous m’imposez là. Vous me semblez bien plus enclin à renifler le cul des vaches qu’à décliner des sonnets de poésie digne d’un troubadour à sa dulcinée. Passez donc votre chemin, cher monsieur le Don Juan des foires agricoles, avant que je ne sois obligée de tirer la sonnette d’alarme !