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Si les uns le détiennent sans vraiment le savoir, tant d’autres le perdent sans même s’en apercevoir. Certains en sont imprégnés quand d’autres en sont dépourvus. Tout aussi volatile que fugitif Il vient, il va, trois petits tours et puis s’en va, imprévisible comme seul sait l’être le vent et ses piètres tourments. Seulement quatre petites lettres, deux consonnes et deux voyelles pour désigner l’impalpable, l’insoupçonné, l’irrationnel, le mystique, tout ce qui dépasse l’entendement, tout qui bouscule les esprits les plus cartésiens, tout ce qui caractérise l’essence même du blues.
Ce soir là, laissant place à une nuit d’encre, la pluie d’étoiles des Quarantides à filé sous d’autres latitudes bien plus clémentes. À l’autre bout de la petite cité dortoir, pas très loin des champs de labour l’énigmatique silhouette du bâtiment oblong se détache de la nébulosité avoisinante. À l’intérieur d’innombrables points lumineux diffusent cette atmosphère si particulière des petites tavernes noctambules.
Le long du comptoir en zinc les pintes de bière éperonnent les papillons de nuit, insatiables chalands en quête de sensations nouvelles. Au fond de l’antre, cet extravagant bric à brac en tous points semblables aux alambics d’armagnac, deux énormes cuves en cuivre reliées l’une à l’autre par un savant mécanisme de tuyauteries, de leviers, de vannes d’arrêts et de manomètres à aiguille invitant à la curiosité. Où que se pose le regard, la tentaculaire machinerie houblonnée de brins de mousse déploie de part en part son trésor d’ingéniosité aux complexes ramifications, digne attribut d’un Dionysos en transe.
Disposées ça et là quelques tables anciennes en formica renforcent l’esprit vintage de la micro brasserie installée aux portes de la rase campagne. Constellée de toiles graphiques aux accents psychédéliques, l’exposition urbaine d’un jeune artiste prometteur s’étend tout le long du mur de côté. En sus de sa vocation première, le lieu explore différents aspects culturels propre à la créativité. Ici même, d’un commun accord bière et musique ont su trouver l’alchimie de ce mélange hétéroclite et comme à l’accoutumée chaque second jeudi du mois le blues est au rendez-vous. Scène ouverte pour la musique du diable.
Guitare Gretsch, basse fretless, batterie Pearl, juste le minimum. Le ton est donné, l’ampli à lampes apporte cette touche supplémentaire et un grain au son de la guitare. Sans filet le trio se lance pour une fugue jusqu’aux escales du levant, la nuit ne fait que commencer. Tandis que les toutes premières notes voltigent crescendo, la voix rauque un brin éraillée glisse en douceur le long des grappes d’accords. La musique au rendez-vous, le blues, cette émotion qui vous prend aux tripes sans plus jamais vous lâcher. De manière impromptue les morceaux s’enchaînent l’un à l’autre, liés par les nœuds d’une certaine profondeur sans bornes.
Perpétuellement en quête d’authenticité le prodigieux trio ouvre la porte aux impros diablement voluptueuses. Fusant d’on ne sait où, les chorus d’un sax alto au timbre fêlé viennent envoûter le phrasé rythmique. Sous l’effusion des volutes de cuivre l’excitation grandit peu à peu. Avec l’entrée en scène de l’harmonica diatonique le clan de départ s’improvise quintet, imbibé de sonorités d’une redoutable efficacité.
Ce soir c’est jam session, tout à tour les musicos alternent entre amateurs chevronnés et néophytes enthousiastes triturant le tempo parfois teinté d’une certaine langueur ou mélancolie, tandis qu’un clavier aux touches affûtées vient se joindre à l’ensemble du groupe. À la basse le bûcheron aux paluches tentaculaires martèle les cordes sans grand ménagement tandis que dans un tourbillon de pulsations la batterie scande la rythmique d’une frénésie quasi compulsive.
Douze mesures, quatre temps répété à l’infini sur une gamme pentatonique, langage universel le blues raconte des histoires de vie. Entre blanches et noires la musique n’en finit plus de faire tourner les esprits, tard dans la nuit le voyage se poursuit jusqu’au ce carrefour mythique, crossroads, à la croisée des chemins, où d’après la légende Robert Johnson aurait signé un pacte avec le diable afin de devenir un virtuose du blues. Cet envoutement est la clé de voute de ce petit supplément d’âme des bluesmans, vague de réussite mélangée d'adresse qui accompagne un individu temporairement.
Seulement quatre petites lettres, deux consonnes et deux voyelles pour désigner l’impalpable, l’insoupçonné, l’irrationnel, le mystique, tout ce qui dépasse l’entendement, tout qui bouscule les esprits les plus cartésiens, tout ce qui caractérise l’essence même du blues. Ce fameux Mojo que Muddy Waters chantait à tue-tête "Got my mojo working", nous y voilà, imprégnés par ce trop plein de vie, par tout ce déploiement à ne plus savoir où très bien donner de la tête, transportés un peu plus loin au rythme des oreilles qui bourdonnent la légende du blues, Blue devils.