Chronique d’une hécatombe annoncée
Le naufrage de Pylos et les responsabilités criminelles des autorités grecques
Vicky Skoumbi*
La nuit du 13 au 14 juin 2023, 600 à 650 personnes migrantes ont péri en mer, victimes d’un naufrage au large de Pylos, en eaux internationaux dans la SAR, la zone de recherche et de secours dont la Grèce a la responsabilité.
Or, ce naufrage, le plus meurtrier en Méditerranée depuis 2016, n’est point un « tragique accident » à déplorer, mais le résultat d’omissions et d’actes que l’on ne saurait qualifier autrement que criminels. Survenu par une mer exceptionnellement calme et à la suite de plusieurs appels au secours restés sans réponse, le naufrage du chalutier Adriana n’est qu’un point culminant de la thanato-politique migratoire européenne qui traite les arrivants comme des criminels dangereux, des envahisseurs qu’il faudrait à tout prix tenir éloignés du sol européen. Le naufrage au large de Pylos n’est que l’aboutissement inévitable d’une politique concertée et planifiée, décidée en haut lieu, qui consiste à repousser hors de frontières européennes les arrivants quitte à mettre leur vie délibérément en danger.
Les témoignages accablants du documentaire de BBC Death Calm sont assez révélateurs : on y apprend que les pushbacks sont pratique courante – à vrai dire il s’agit de drift-backs pendant lesquels les personnes migrantes sont interceptées sur le territoire grec, elles sont dépouillés de leur téléphone et de leur bien et reconduites de force en mer où elles sont abandonnées sur un radeau de sauvetage à la dérive, sans gouvernail et sans moyen de communication. Et dans le cas où les personnes à repousser sont peu nombreuses, les autorités grecques optent pour une solution plus radicale et nettement moins coûteuse qui permet de ne pas ‘gaspiller’ un liferaft pour si peu de gens: ils sont directement jetés à la mer sans gilet de sauvetage près de la côte turque, peu importe si ils savent ou pas nager. Par la bouche-même d’un des auteurs de ces actes, ces crimes sont perpétrés sous des ordres venant directement du Ministère. Inévitablement, cette politique-là ne pourrait que conduire tout droit au naufrage si meurtrier de Pylos.
Adriana, un chalutier vétuste, est parti le 9 juin du port de Tobrouk à l’est de Libye, surchargé à ras le bord avec 750 candidats à l’exil. Or, Tobrouk se trouve sous le contrôle du général Khalifa Haftar qui est actuellement un partenaire privilégié de l’UE censé empêcher les activités de trafiquants et autres passeurs. Il s’avère que ses milices ne se contentent pas à mener d’innombrables pushbacks, mais organisent également de passages sur des bateaux-cercueils flottant, si ceux-ci s’avèrent suffisamment lucratifs pour eux Un homme-clef dans le réseau de passeurs qui a organisé le voyage fatidique d’Adriana, n’était autre qu’un fidèle parmi les fidèles de Haftar, Al-Kahshi Al-Mnfi ; qui plus est, même le propre fils du général ; Saddam Haftar, pourrait y être impliqué.
Après cinq jours de voyage, l’eau et les vivres étaient épuisés et il y avait déjà au moins deux morts à bord d’Adriana. Le premier appel au secours a été reçu en Italie par l’activiste Nawal Soufi à 10h EEST du 13 juin, et à 11h les autorités italiennes préviennent les garde-côtes grecs qu’un bateau surchargé avec deux morts à bord se trouve dans la zone SAR hellénique.
Nous ne saurions reprendre ici point par point la chronique de ce crime annoncé, -le lecteur peut trouver un timeline détaillé de tout ce qui a précédé et suivi le naufrage ici- mais il nous semble nécessaire de rappeler quelques points qui ont été mis en avant par plusieurs enquêtes internationaux dont celle de Solomon, Forensis, The Guardian et STRG_F/ARD qui avait gagné le prix international 2023 Daphne Caruana Galizia Prize for Journalism. Pas moins que 15 heures avant le naufrage, le centre hellénique de coordination de secours en mer était informé qu’un bateau surchargé à ras, portant aucun pavillon et sans moyen de sauvetage à bord, et dont les provisions en eau et vivres étaient épuisées, était à la dérive dans la zone SAR grecque avec au moins deux personnes mortes d’épuisement à bord. Du 11h du matin du 13 juin jusqu’à 2h du matin du lendemain, Frontex avait proposé à trois reprises d’assister la garde-côtière grecque à une opération de sauvetage, sans recevoir de réponse. Ceci étant, cela ne dédouane nullement Frontex de ses propres responsabilités : ayant appris qu’à bord d’un bateau qui n’était manifestement pas en état de naviguer il y avait de morts, l’agence européenne aurait dû de son propre chef déclencher un Mayday alert, c’est-à-dire l’alerte internationale qui signale un bateau en détresse.
Mais admettons un instant que l’intention des autorités grecques était bel et bien de secourir un bateau surchargé soufrant d’une panne mécanique, alors pour quelles raisons, au lieu d’un bateau de sauvetage, équipé à cet effet, la garde côtière grecque avait envoyé sur place une vedette de patrouille, immatriculée ΠΠΛΣ920 ? Au bord de ce patrouilleur, parti d’un port éloigné, situé en Crète, à 170 miles nautiques de distance, se trouvait un commando armé de forces spéciales de surveillance et de protection de frontières, spécialisé à des interventions musclées contre des réseaux criminels de trafic de drogue et d’antiquités, de contrebande, etc.
Non seulement cette petite vedette qui accompagnait pendant quatre heures le cercueil flottant ingouvernable qu’était le chalutier Adriana n’était pas en mesure de mener à bien une opération de sauvetage de 750 personnes, mais aucune alerte n’avait été lancée pour une opération internationale de secours, tandis que les navires commerciaux se trouvant à proximité avaient reçu l’ordre dans un premier temps de fournir de vivres et du fuel, et ensuite de s’en éloigner et de continuer leur route. Au même moment, Aigaion Pelagos, un véritable bateau de sauvetage équipé à cet effet qui était accosté au port de Gytheio, assez proche, n’a pas été appelé à participer à l’opération.
Enfin, si le moindre doute persiste, il serait bien de rappeler que pendant les quatre heures où la vedette de la police portuaire grecque naviguait à côté du chalutier, de 22h à 2h du matin- aucun gilet de sauvetage n’a été distribué aux personnes en danger.
Le retard considérable de toute intervention de la part des autorités grecques a été même constaté par Frontex qui, dans un rapport interne (Serious Incident Report) daté du 1 décembre 2023 pointe d’une part les incohérences et les inexactitudes du compte-rendu de la garde-côtière grecque, et d’autre part le fait que les trois appels de Frontex proposant d’envoyer sur place leur avion de surveillance sont restés sans réponse. L’agence européenne de surveillance de frontières souligne que la garde côtière grecque n’a lancé l’opération de secours que lorsqu’il était déjà trop tard pour sauver tous les migrants et que même l’appel d’assistance à bateau en détresse n’a été lancé que seulement 25 minutes après le naufrage.
Qui plus est, d’après plusieurs témoignages de survivants, le naufrage aurait été provoqué par une manœuvre de la police portuaire à savoir par une tentative de remorquage à toute vitesse du chalutier dont le moteur était en panne. Ce n’est que suite à cette tentative qu’Adriana avait chaviré et coulé, emportant dans une mort terrible les centaines de femmes, d’enfants et d’hommes, dont plusieurs sont restés enfermés dans la cale. Tout de suite après le naufrage, la vedette de la garde-côtière n’a fait que s’éloigner, se contentant de lancer une opération de secours internationale une demi-heure seulement après le naufrage.
Et ce n’est sans doute point un hasard, si la police portuaire grecque s’est précipité 24h après le naufrage de monter un dossier à charge contre 9 rescapés sur la base de quelques témoignages montés de toute pièce, censés incriminés neuf personnes comme étant les passeurs responsables du naufrage. Après avoir fait une année de détention préventive, ils viennent d’être acquittés de deux de quatre charges qui pesaient sur eux par le tribunal grec de Kalamata, tandis que celui-ci s’est déclaré incompétent pour les deux autres charges. Les autorités avaient-elles jugé utile de faire porter le chapeau à des boucs émissaires fabriqués à la hâte, afin de décharger de toute responsabilité la garde côtière grecque ? C’est plus que probable. En même temps, la plainte contre les garde-côtes grecs, déposée depuis plusieurs mois par 53 survivants, est toujours en attente d’instruction dans la cour navale du Pirée.
Par ailleurs, est-ce possible que cela soit par hasard qu’aucun moyen d’enregistrement de l’intervention de la police portuaire n’était en état de fonctionnement cette nuit fatidique ? Ni le système ultrasophistiqué de caméras ultra-rouges dont est équipé la vedette ΛΣ920 afin d’enregistrer toutes les opérations qu’elle entreprend, ni même le système d’enregistrements de données de voyage, le Voyage Data Recorder, VDR–l’équivalent de la boîte noire en avion qui enregistre la vitesse et la position ainsi que les conversations sur le pont et les télécommunications- dont tout bateau en état de naviguer doit avoir obligatoirement équipé. Tant l’un que l’autre étaient censés être en panne la nuit du 13 au 14 juin 2023. Mais si le système VDR était effectivement en panne, comment se fait-il que l’autorisation de naviguer a été donnée à ΛΣ920, et qui plus est, pour quelle raison cela fut justement cette vedette-là dont aucun système d’enregistrement ne fonctionnait qui fut appelée à intervenir ? Est-ce parce que ces « pannes » s’avéraient bien commodes pour qu’aucune trace de ses faits et gestes ne reste? En même temps, les portables de survivants furent confisqués immédiatement après leur sauvetage et lorsqu’ils ont été retrouvés, plusieurs mois après, « oubliés » dans un entrepôt à Cythère, ont été déclaré ‘inutilisables’ sans aucune expertise préalable par des spécialistes de récupération de données. Bref, tout a été fait pour que ce qui s’est passé cette nuit-là reste à jamais dans le noir. Or, même si les pannes tout système d’enregistrement étaient bien réelles, le choix d’envoyer sur place un bateau dont aucun moyen d’enregistrement n’était en état de fonctionner, ne saurait s’expliquer que par la nécessité de «couvrir» des opérations qui violent d’une façon flagrante le droit international, européen et national sur la protection des personnes en danger de mort.
Que cela soit clair : il ne s’agit nullement d’une «bavure », d’un incident isolé, mais d’un enchaînement d’omissions et d’actes mettant en danger la vie d’autrui. Il ne saurait s’expliquer que comme faisant partie d’une stratégie globale, adoptée par plusieurs états européens, qui consiste à ne secourir les embarcations en danger non pas avant mais seulement une fois celles-ci ont déjà coulées –voir le naufrage meurtrier du 26 février 2023 à Crotone où un bateau en détresse a été laissé à la dérive pendant six heures et n’a été secouru qu’après le naufrage qui a couté la vie à 94 personnes. Mais les autorités de pays méditerranéens ne se contentent pas à laisser couler avant de secourir des passagers en danger ; elles s’efforcent à ne pas secourir un bateau en détresse tant qu’il est dans leur propre zone de recherche et de secours, en faisant toute manœuvre possible pour l’en éloigner. Dans les cas où il s’avère impossible de repousser l’embarcation en détresse vers les eaux libyens, elles opèrent une sorte de push forward, en la repoussant en avant vers la zone SAR d’un état voisin.
A close-up map documenting the trajectory of the migrant boat (red), of the Hellenic Coast Guard (blue) and of the other vessels in the last hours before the shipwreck. (Forensis, 2023)
De toute évidence, la tentative de remorquage d’Adriana, une embarcation surchargée et ingouvernable, n’avait pour but que de la diriger vers la zone SAR de l’Italie, et c’est bien pour cela que le chalutier avait changé de cap, de l’est vers l’ouest, c’est-à-dire vers l’Italie. En effet, d’après des témoignages de survivants qui reconstituent la position et le parcours d’Adriana et de la vedette de patrouille grecque, le remorquage avait pour but de sortir le bateau de son trajectoire et de le tirer vers la gauche, c’est-à-dire vers l’Italie. Bref, loin d’être un incident isolé, c'est bien un schème opératoire qui est en œuvre ici, et qui consiste à « aider » l’embarcation en danger de s’éloigner de la zone SAR de chaque pays et de la secourir uniquement après le naufrage, c’est-à-dire lorsqu’il est trop tard. Le but étant de « se décharger » du poids des indésirables en les filant à un pays voisin, ou pire d’en réduire drastiquement le nombre de survivants en laissant couler le bateau avant de lui porter secours.
Il est urgent qu’une enquête internationale indépendante soit menée afin de déterminer les causes du naufrage le plus meurtrier des dernières années en faisant toute la lumière sur les responsabilités des autorités grecques, mais aussi sur celles de Frontex. Nous pouvons difficilement confier à la seule Cour Navale du Pirée l’instruction d’un tel dossier, d’autant plus que la Grèce a déjà été condamnée dans l’affaire similaire d’un naufrage en 2014 à Farmakonisi par la Cour Européenne de droits de l’homme pour avoir, entre autres, poursuivi une procédure lacunaire ayant ‘nui à la capacité de l’enquête de déterminer les circonstances exactes’ de ce naufrage. Il faudrait ici rappeler que c’est justement la même Cour Navale, celle du Pirée, qui avait à l’époque clôturé en toute hâte pour un non-lieu l’enquête concernant les responsabilités de la garde-côtière pour le naufrage de Farmakonisi, c’est bien cette même Cour qui est aujourd’hui chargée à enquêter sur le naufrage de Pylos.
Nous devons la vérité aux rescapés, aux victimes et à leurs familles. Nous la devons aussi à nous tous et toutes, pour que nous puissions continuer de vivre ensemble en société. Car, l’impunité dont jouissent les gardes côtières européennes crée le terrain pour que d’autres crimes, comme celui de Pylos deviennent possibles.
À un moment où, face à la mondialisation avec ce qu’elle comporte de délocalisations et de dérégulations, les pays européens font semblant de retrouver une souveraineté en marquant les bords externes de l’Europe par des cimetières marins, et où les voix xénophobes et racistes se font de plus en plus entendre en Europe, il est plus que jamais nécessaire d’affirmer haut et fort que la vie de personnes migrantes compte !
Pour qu’un avenir européen commun soit possible,
Pour que la dissuasion par la noyade ne devienne pas la normalité à nos frontières
Justice pour les victimes du naufrage criminel de Pylos !
* Vicky Skoumbi est directrice de programme au Collège International de Philosophie et rédactrice en chef de la revue grecque αληthεια