Une jeune femme ayant fait l’achat d’une voiture neuve avait mis en vente celle qu’elle utilisait jusqu’alors. A quelques détails près la voiture usagée avait gardé une belle allure, c’est ainsi que j’en fis l’acquisition comme une bonne affaire. Quelques années après j’ai croisé par hasard l’ancienne propriétaire qui pris un ton ulcéré et me fit le reproche d’avoir réduit en lambeau ou presque l’automobile qu’elle m’avait vendue. Je demeurais interdit un instant et cette femme continua son chemin. Cette personne n’ignore pas qu’elle n’est plus propriétaire de cette automobile et pourtant elle fait montre d’un intérêt voire même d’un dol personnel au regard de ce qu’elle perçoit de l’état apparent du véhicule. Un détail me revint en mémoire, cette voiture lui avait été offerte par son père et c’est donc avec regret qu’elle avait concédé à la vente de ce véhicule-cadeau.
Peut-être s’en voulait-elle d’avoir mis en vente un objet dont une partie de la valeur demeurait inestimable si l’on considère qu’elle l’associait à l’amour dont avait fait preuve son père à son égard ?
Peut-être me reprochait-elle avec d’autant plus d’aisance qu’elle ne pouvait accepter de se reprocher à elle-même de ne pas avoir conservé « son objet » dans la forme et l’apparence idéale correspondant à l’attachement qu’elle aurait dû avoir par reconnaissance ?
J’accomplissais par ma négligence remarquable à propos de l’entretien de cette automobile quelque peu cabossée et souvent couverte de poussière, la trahison, l’affront, l’irrespect qui découlait de la mise en vente d’une marque non de voiture mais d’amour.
Je crois que cette situation illustre bien ce qu’en psychologie l’on nomme projection.
Mais elle est aussi l’occasion de souligner à quel point un objet, un véhicule peut transporter autre chose que des valises ou des personnes. Un véhicule, comme objet, peut transporter, des sentiments, une charge de sentiments dont le poids n’est inscrit nulle part sur le PTRA, le Poids Total Roulant Autorisé.
Ce transport, ce transport d’amour tourne parfois au vinaigre quand survient le heurt avec un autre objet, un chien, une autre voiture ou un piéton. Au mieux dans l’échelle des préoccupations premières, on s’intéressera à la victime humaine. On cherchera à lui porter les premiers secours ou à faire venir les secouristes professionnels. On lui portera l’assistance minimale qu’un humain doit à un autre. Au pire, on s’intéressera en priorité au dommage causé à l’objet de toutes les attentions. L’objet des préoccupations financières, traites du crédit, paiement de l’assurance, du carburant, les entretiens obligatoires. L’objet de soins afin de représenter avantageusement celui ou celle qui en est l’utilisateur, conducteur ou passager.
Objet qui véhicule les corps et représente l’image idéale de nos existences en mal de reconnaissance.
Me revint en mémoire, ce refrain d’une chanson guadeloupéenne sur rythme de gro-ka : Loto-a, loto-a. Loto-a, loto-a, Loto-a, loto-a, Loto-a charmé les demoiselles. Tout le monde aura deviné que loto-a n’est pas loto-a. La chanson use d’une ruse par la dissimulation. Là-encore l’auto transporte un passager clandestin.
Bradjak