"Et la morale du troupeau, de son côté, se fonde sur la haine et la vengeance, alors que sa culture, qui refuse la douleur, parcourt les routes de la décadence et du nihilisme". Giorgio Colli à propos de "Par delà le bien et le mal" de Nietzsche.
Troupeau n'est pas peuple, ni société. Troupeau c'est une manière d'être, où évidemment la métaphore animalière est fausse. Mais, j'imagine qu'on comprend de quoi il retourne :

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Haine, vengeance, refus de la douleur.
Question : comment serait une société où la haine et la vengeance ne seraient pas au fondement des institutions ? Haine : institution de la propriété, du mur et de la caméra, des quotas, des manières de considérer différemment femmes-hommes, enfants-adultes, valides-handicapé-es...
Vengeance : toute l'institution du droit qui ni ne répare, ni ne prévient, ni n'encourage, mais punit avec des grilles de proportions de fautes et de purgation.
Refus de la douleur : gratification immédiate, évitement, dissimulation du gros, du laid, du stropiat et du bancroche, du malade. Sucre, alanguissement aristocratique - publicité des compagnies aériennes et des parfums de créateurs - accessibilité, disponibilité, rayonnage ! Recette gourmande ! bientôt près de chez vous. Comédie. Pavot.
Chez les Grecs (désolé mais il est des exemples qui restent valides), le tragique c'est la vie. Et inversement. La vie pique, brûle, embrase, vivifie dans une tautologie évidente. Elle ne s'évite pas. Cruel n'est pas pervers ou sadique. Tragique c'est le sens du monde : on meurt, on se déchire, on s'enflamme, on aime, on meurt encore. Rien que de très normal. Tragique = réel = vie.
Je dis Grecs, je pourrais dire Touareg, Palestiniens, Guayaki, Inuit... Je pourrai dire la vie nue du Zen sans dieu, ni muret sur lequel se reposer, sans tristesse, et où on oubliera le chemin une fois parcouru. Ou évoquer Clément Rosset et son Réel.
Ce commentaire de (l’immense) Giorgio Colli sur Nietzsche résume l'époque. Un triptyque haine (ou peur, ce qui est à peu près pareil), vengeance, évitement du réel.
Nous avons une politique de terreur et de défiance de l'autre, fiel.
Nous avons les paroles hérissées de barbelés, poison.
Nous avons la loi assujettie à la poursuite d'un maigre plaisir qui n'est pas un hédonisme, mais une régression infantile - sucre.
Les étasuniens ont même fait du sucre leur valeur inscrite dans leur déclaration d'indépendance : "nous tenons pour évidentes que tous les hommes sont créés égaux, dotés par leur Créateur de droits inaliénables parmi lesquels, la vie, la liberté et la poursuite du bonheur".
Des isolats. Une vie passée au rayon "Desserts".
Où l'égalité est valide si elle consommatrice. Autogestion et autonomie demeurent interdits (par la loi). L’antisocial est celui-celle qui vit avec ses camarades dans l'autosuffisance alimentaire et l'entraide, s'éduque au moyen d'une saine méfiance envers le roman national, les figures héroïques, mâles, guerrières, égotiques. Enseigne à ses enfants au moyen de travaux pratiques où il se flanquera le marteau sur les doigts, et ne renâclera pas à souffrir d'aimer, à tenter ensemble, à s'opposer, à aller vers, à parler avec...
Quelle serait donc une société qui ne fuit pas le tragique, n'aurait pas la vengeance comme pilier du droit, encouragerait à faire société plutôt qu'à faire populace ?